L’évènement de cette soirée du 22 juin à Wolfi Jazz, c’était Archie Shepp et son Attica Blues Big Band.
En septembre 1971, la prison d’Attica aux États-Unis se soulève suite à l’exécution par des gardiens d’un Black Panther engagé en faveur des droits civiques. Lors de cette révolte violente, après avoir tenté une vie collective dans la prison, 39 détenus noirs meurent dans un véritable bain de sang par la répression, renforçant le sentiment d’inégalité entre noirs et bancs alors omniprésent dans la société américaine.
Archie Shepp, saxophoniste free jazz, décide de dénoncer ces injustices et cet événement tragique par la composition d’un hymne d’amour pour sa communauté avec un orchestre composé de pointures du jazz.
Ensemble, ils mettent en avant un jazz noir américain s’inspirant du blues et des negro-spirituals mais également porteur de sonorités plus soul et funk. Ainsi est né l'album Attica Blues en 1972.
Aujourd'hui, Attica Blues reste un album incontournable, mythique, qui nous replonge dans la lutte pour l’égalité de toute une communauté, dont il a réenregistré certains titres avec Amina Claudine Meyers ce nouvel Attica Blues Big Band avec François Théberge au saxophone et beaucoup de français dans les cuivres.
Le spectacle commence par une voix seule (d’Archie Shepp?) rappelant l’histoire d’Attica Blues dans son ancrage historique. Sur l’album originel, l’avocat William Kunstler lisait aussi des textes engagés. En concert, cela met une ambiance spéciale avant la musique.
Ils commencent avec « Quiet Dawn», la chanson la plus étrange mélodiquement de l’album original et la plus émouvante qui le terminait, chantée alors par Waheeda Massey, toute jeune fillette à l’époque capable de pousser les phrases jusqu’aux limites de la fausseté. Mais devant l’émotion vocale, on y perdait peut-être le sens de la chanson, les syllabes si rallongées faisant des mots de la musique. Waheeda est devenue bassiste d’après les photos.
Dans cette nouvelle version (d'abord reprise par Cecil Mc Lorrin Salvant sur le disque et les premier concerts), ici par Nicholle Rochelle magnifique dans sa robe en fourreau noir lamée avec une émotion héritée du gospel, avec un Archie Shepp plus présent dans ses contre-chants et son solo de saxophone à la limite du Free et avec un big band qui swingue plus entre énergie et fonds sonore émouvants sur le tempo un peu bossa nova suivis d’un solo de Jean Philippe Scali au baryton. Cette version live rallongée d’improvisation, rend plus justice à cette chanson.
Ils continuent avec «Blues for Brother George Jackson » d’Archie Shepp également extraite d’Attica Blues, militant black Panther (membre des Soledad Brothers) mort à quelques jours de son procès en tentant de s'évader. il écrivait dans ses Lettres:
« Ce monstre, le monstre qu'ils ont engendré en moi, se retournera contre son créateur pour son malheur. Du fond de la tombe, du trou, du plus profond du trou. Précipitez-moi dans l'autre monde, la descente aux enfers n'y changera rien… Ils me le paieront de leur sang. Je chargerai comme un éléphant blessé, fou de rage, les oreilles déployées, la trompe dressée, barrissant de fureur. C'est la guerre sans merci.
Toute ma vie j'ai fait exactement ce que je voulais faire lorsque je voulais le faire, rien de plus, parfois moins que je ne souhaitais, mais jamais plus. Et c'est pour cela que je suis en prison… Je ne me suis jamais rangé et refuse toujours de le faire aujourd'hui alors que j'ai déjà passé la moitié de ma vie en prison.
Né pour mourir avant l'heure, domestique, salarié précaire, homme des petits boulots dégueulasses, balayeur, enchaîné, homme de fond de cale, privé de sa liberté, c'est moi la victime coloniale. Toute personne passant aujourd'hui les concours de la fonction publique peut avoir ma peau demain… dans la plus complète impunité. »
Archie Shepp s’est apaisé avec les années, n’est plus le black panther qu’il était quand il voulait interrompre les concerts de Miles Davis de banderoles militantes (ce que n’appréciait pas Miles), mais sa sérénité n’empêche pas son engagement, comme le montre ce spectacle, peut-être le plus proche de lui et de préoccupations qui sont les siennes depuis toute sa carrière. Il présente les morceaux en français avec un onctueux accent américain d’une voix profonde. Toujours tiré à quatre épingles, cravate, costume et chapeau, Archie Shepp a même été pris en photo pour un livre sur les « sapeurs » (adepte de la sape : le fait de se « saper » pour les africains, caraïbes ou afro-américains!), mais c’est un sapeur pyromane musical, jamais pompier dans les ballades, devenu serein avec l’âge.
Cette nouvelle version allie le gospel des choristes et l’énergie funky de la basse de l’original rejouée par Darryll Hall et la guitare Blues Rock de Pierre Durand sur le Big Band dirigé par Virgile Lefèbvre, un des saxos français. C’est vraiment un plaisir de pouvoir entendre ce répertoire en live (vu l'urgence du propos et l’actualité brûlante, ils n’ont pas dû beaucoup tourner à l’époque !).
Ils poursuivent avec « The Cry Of My People » de Cal Massey était le titre éponyme d’un autre album d’Archie Shepp en 1972 alliant Funk, Blues et plus encore de gospel.
Des Gospels, Archie Shepp en a interprétés de magnifiques avec Horace Parlan sur Goin’ Home à la manière lyrique mais libre de Albert Ayler sur un disque du même nom également en duo avec le pianiste Call Cobbs.
Les chanteuses rappelaient à certains moments les chœurs afro-cubains du guaguanco de Tin Tin Deo dans la première version vocale de Chano Pozo avec James Moody : ce peuple, n’est pas qu’afro-américain, mais aussi afro-cubain, afro-brésilien ou africain.
Ceci annonce aussi le concert de Richard Bona du lendemain avec Roberto Quintero qui accompagna le batteur d’époque de Dizzy Gillespie (qui le joua en version instrumentale du bop au funk) qui connut bien Chano, Roy Haynes dans sa propre version.
C’est beau de voir ce répertoire reprendre vie sur scène grâce à ce Big Band avec de magnifiques solos de trompette du classique de Louis Armstrong au Bop de Clifford Brown soutenues par le Big Band.
Dans ses solos, Shepp joue dans et hors de l’orchestre, alternant liberté free et lyrisme swing sur la section rythmique avant un bon solo de piano de Tom Mc Clung alliant lui aussi swing et free comme le faisait Jaki Byard.
Ils continuent avec « Steam » (fumée, vapeur), magnifique chanson et mélodie composée en hommage à son cousin mort lors des répression policières à 15 ans lors d’une manifestation pour les droits civiques noirs, enregistrée sur Attica Blues en deux parties vocale par Joe Lee Wilson et plus instrumentale sur des cordes, alliant une allégresse rythmique du saxophone à une motif mélodique mélancolique.
Depuis plus de dix ans que je suis Archie Shepp en concert dans la région, il la chante souvent d’une belle voix de crooner (je me souviens d’un concert à Brumath).
Ici elle est chantée en duo avec Marion Rampal dans une magnifique robe rouge, avec Archie Shepp au saxophone soprano, avec les cuivres reprenant le motif rythmique allègre comme l’envol d’un ange devant de beaux fonds sonores, suivis d’un beau solo de piano remplacent les cordes par leurs harmonies.
Shepp la chante peut être avec plus de ferveur et plus dans l’aigu que seul plus dans les basses d’une voix de crooner.
Avec ce big Band, Archie Shepp peut s’exprimer en toute liberté, improviser ou rester proche du thème.
Suit «Come Sunday » un gospel du répertoire spirituel de Duke Ellington, qui l’écrivit pour sa « Black Brown & Beige Suite » pour son tromboniste Ray Nance (pour l’occasion au violon) pendant la guerre, puis l’enregistra avec la grande chanteuse gospel Mahalia Jackson et son saxophoniste Johnny Hodges le reprit dans son « Sacred Concert » () en 1966.
Pour ce qui est d’Archie Shepp, il le joue depuis « The Cry Of My People» et en live depuis un concert en 1977 à Copenhague, une version très free à la Albert Ayler, puis le disque et les concerts de l’Attica Blues Big Band par les trois chanteuses.
Pour les esclaves noirs américains, le gospel et le message Biblique et le récit de l’Hégire et de la fuite d’Egypte notamment symbolisait l’espoir de la liberté et de leur propre fuite du Sud dans le Nord non esclavagiste.
Mais ils continuent avec le plus gai et très Funky « Mama Too Tight », enregistré à l’origine pour Impulse sur l’album éponyme qu’on retrouve aussi avec plaisir en live, prétexte à une jam funky aux riffs rythm’n’blues de la part des cuivres, au slap de la basse funky et à un solo funky cosmique de la guitare et à un solo d’alto sur les encouragements et applaudissements rythmiques et vocaux des choristes et cris blues déchaînés de Shepp comme dans une église noire, avec citation de « Mustang Sally » et à solo de batterie final!
Archie Shepp continue avec « Déjà Vu », valse éponyme d’un album de 2001 () où il interprète aussi, entre autres standards américains ou français, «Petite Fleur» de Sidney Bechet sur une basse de Bossa Nova qu’un spectateur m’a demandé de retrouver pour lui à la fin du concert. C’est chose faite!
Archie Shepp est aussi un saxophoniste de la grande tradition lyrique du Jazz Dans une interview il a déclaré « Je fais du Hawk aujourd’hui », se déclarant de la lignée de Coleman Hawkins, premier saxophoniste de jazz chez Fletcher Henderson dans années 20s, un peu éclipsé dans les influences par son challenger Lester Young (qui l’avait battu dans une jam au Cherry Blossom de Kansas City en 1935) dans les années 50s.
Seuls Sonny Rollins et Shepp se déclarent de Hawkins. Mais Coleman Hawkins a aussi engagé le pianiste Bop Thélonious Monk, puis sur ses vieux jours, participé au premier album de Free Jazz « We Insist ! freedom Now Suite » de Max Roach en 1960. Comme quoi il était plus ouvert qu’on n'aurait pu le croire!
Ils continuent avec « Goodbye Sweet Pops », hommage à Louis Armstrong décédé en 1971 un an avant Attica Blues, avec dans cette nouvelle version une citation dans le solo de piano du «Parisian Thoroughfare» de Bud Powell et un solo d’Olivier Miconi rendant bien compte de la joie de vivre qui caractérisait Pops.
Archie Shepp est précieux par cette histoire du Jazz qu’il porte en lui et transmet, et sa tolérance envers tous les styles de Jazz même ceux qu’il ne pratique pas, ou très anciens, comme Louis Armstrong, qu’il invitait à écouter dans une interview aux « Allumés du Jazz ».
Au-delà de son potentiel comique ou sentimental auquel on pourrait à tort le réduire, Louis Armstrong fut un trompettiste extraordinaire qui se donnait à fond (Milton Mezz Mezzrow raconte l’avoir vu sur scène continuer de jouer pour un nouvel an alors que sa lèvre saignait, ceci dans les années 20 30, alors on peut comprendre qu’il se soit économisé ensuite!) et le premier jazzman à figurer en couverture de Life, quoique né à La Nouvelle Orléans d’une mère de petite vertu et mis maison de correction où il apprit le cornet, c’est dire son importance pour l’estime d’eux-mêmes des Afro américains ! S’il fut longtemps frileux (ou traumatisé par ses temps ou un blanc devait pouvoir dire «c’est MON noir ! » pour sauver la vie d’un noir à la Nouvelle Orléans), il sortit de sa réserve par la critique qu'il fit d'Eisenhower, Président des États-Unis d'Amérique, en le qualifiant de « double face » et de « mou » lors du conflit sur la discrimination à l'école à Little Rock, Arkansas, en 1957, fit d’autant plus la une nationale. En signe de protestation, Armstrong annula une tournée organisée en Union soviétique au nom du département d'État, en disant « Étant donné la façon dont ils traitent mon peuple dans le Sud, le gouvernement peut aller se faire voir » et qu'il ne pouvait pas représenter son gouvernement à l'étranger alors que ce gouvernement était en conflit avec son propre peuple.
Shepp poursuit avec « Djany », du nom de sa fille, la troisième chanteuse qui l’accompagne, avec quelques phrases du « Naima » de Coltrane (qui fit entrer Shepp chez Impulse et Shepp lui dédia « Four For Trane », son premier album) dans le solo de piano et un bel esprit collectif entre les riffs de cuivres et les solos free de Shepp. Le concert se termine aussi en Jam Funky.
La chanson suivante est plus mélancolique et engagée, « Ballad For A Child » dans son texte : « Je préfèrerais être un arbre qu’un homme sur cette terre, car les branches peuvent grandir librement encore et encore et encore... » chantée avec Soul sur « Attica Blues » par Henry Hull en 1972 avec de belles cordes, ici plus Blues.
Ils terminent avec « Attica Blues » qui commençait l’album éponyme en 1972, l’un des titres les plus Soul & Funky de l’album chanté par Henry Hull, Joshie Armstead et Albertine Robinson, et commence aussi la nouvelle version album, rallongée d’une intro de basse funky et où Shepp chante aussi aujourd’hui, de riffs et de guitare électrique de Pierre Durand à la John Scofield, et sur scène, cela devient une funky Jam où les riffs de cuivres rappellent « Work Song » de Nina Simone ou sa version française « Sing Sing Song» de Nougaro qui en fit une chanson de prisonniers.
S’il y a 40 ans le message « quelque chose ne va pas aux Etats-Unis » était vrai, il le reste hélas aujourd’hui, et en ceci c’est peut-être plus fort de le jouer en fin de concert pour rappeler qu’au début pour dénoncer.
Cette version Live modernise presque le Funk jusqu’au Hip Hop (qu’Archie Shepp pratiqua avec Napoleon Maddox) par le débit tout en gardant sa Soul originelle. Cette nouvelle version rallongée d’énergie et d’improvisation collective fait de cette chanson autre chose, au-delà des 3 minutes de l’original et finir le concert en Jam Rock Funky intergénérationnelle avec le public dansant.
Ce projet d’Attica Blues Big Band est celui où tous les Jazz de Shepp de la ballade au Funk, au Free Jazz, se retrouvent et se régénèrent par la collaboration avec de jeunes musiciens.
Jean Daniel BURKHARDT
Photos en couleurs du Concert Patrick Lambin