Né en 1966, Diego Imbert a été le contrebassiste de Sylvain et accompagne Biréli Lagrène. On l’a entendu il y a un an avec le projet « African Tribute To Art Blakey » avec le trompettiste Alex Tassel, membre de son quartet ce soir, comprenant aussi l’excellent saxophoniste Israélien David El Malek ) sur la droite et à l’arrière Franck Agulhon à la batterie (découverts dans le Pierre De Bethmann « Lithium » Quintet).

Imbert_Saule.jpg

L’album de Diego Imbert «A l’ombre du saule pleureur », écrit pour ce quartet sans instrument mélodique, mais aux riches fonds sonores des deux souffleurs à l’unisson, est une des meilleures surprises de l’année 2009, peut-être son plus beau disque de Jazz, car pour un premier album , il sublime l’improvisation par des compositions sublimes Bop/Cool ou Hard Bop.

Imbert_basse_court.jpg

Quelques échanges de saxophone et trompette annoncent des coulisses l’arrivée des musiciens, puis entrent Agulhon et Imbert, chemises noires, Alex Tassel au bugle, chemise psychédélique colorée (il en portait déjà une avec Franck Avitabile au Strasbourg Jazz Festival il y a quelques années) et David El Malek, chemise orientale rayée, au saxophone ténor. La contrebasse d’Imbert croquenote « Le Garde Fou » entre les coups de cymbales martiaux drum’n’bass, modernes de Franck Angulhon, élément le plus moderne, à la Tony Williams, puis les magnifiques unissons de Tassel entre Miles et Chet et El Malek, en retrait, s’avançant comme sur la pointe des pieds comme pour ne pas briser le charme, comme Lester Young quand il ne supportait plus que la douceur des mocassins à pas comptés pour traverser la scène ou le monde.

Imbert_basse_sax.jpg

Ce premier titre de l’album reprend les recherches de Jazz modal où Miles Davis et son second quintet (Herbie Hancock piano, Wayne Shorter au saxophone, Ron Carter à la contrebasse et Tony Williams à la batterie) les avait laissées avec « Nefertiti » en quittant le Jazz pour le Rock en 1969 pour la liberté des ballades.

Nefertiti.jpg

A cette complicité entre les souffleurs, on pense aux couples mythiques trompette/saxophone : Miles Davis/John Coltrane, puis Miles Davis/ Wayne Shorter, Chet Baker/Gerry Mulligan, tant rien ne semble séparer l’alliance de ces deux voix : le bugle légèrement au-dessus, le saxophone venant le soutenir par en-dessous..

Imbert_el_malek_saxe.jpg

El Malek prend son solo sur les lueurs rouges orangées des projecteurs. C’est un des saxophonistes les plus lyriques, poussant le sentiment jusqu’à la spiritualité d’un Coltrane avec la liberté d’un Wayne Shorter dans « Hand Jive» sur Nefertiti de Miles, semblant alors s’ennuyer du Jazz au point de jouer toujours les mêmes notes comme en boucles en laissant toutes les variations au seond quintette. Ici aussi, les variations viennent de l’orchestre, de la rythmique sur laquelle surfe le soliste, de la batterie qui se fait de plus en plus tourmentée à grands renfort de roulements et de breakbeat et le saxophone prend son envol à la Coltrane vers des galaxies voisines d’ «A Love Supreme », mais à la différence de Coltrane que sauvait sa spiritualité nous redescend des étoiles, retombe sur le thème, atterrissant en douceur comme en parachute juste sur l’unisson du bugle, revient au thème et à ses courbes impeccables.

Imbert_el_malek_joue.jpg

Après applaudissements et sourires, Imbert reprend sur le thème le plus rapide du disque, « 78 tours » (ainsi nommé avec humour en référence aux premiers disque de Jazz qui étaient des 78 tours, ce titre étant sur un rythme 7/8). Sur ce thème plus Bop, presque latin, les souffleurs évoquent certaines passes d’armes plus expérimentales des boppeurs de la Côte Est Charlie Parker et Dizzy Gillespie dans « Hot House » à leurs débuts, ou cherchant, lors de leur dernier enregistrement « à atteindre Leap Frog comme on chercherait à atteindre le soleil » (dixit Alain Gerber), mais sauvant leurs ailes de sa chaleur par la grâce de leur complicité, ou des West Coasters Mulligan/Baker sur « Utter Chaos » (enregistré à plusieurs reprises en prises très courtes) () ou le plus latin « Frénési ».

Imbert_loin.jpg

Le leader Diego Imbert est indubitablement plus présent dans sa musique sur scène qu’on ne l’y entend sur le disque, sa contrebasse étant le mât dans la tempête, le pilier indispensable de cette musique dont il est l’auteur, l’élément le plus stable et dont elle émane, l’axe générateur autour duquel tourne son manège mis en branle par la batterie d’Agulhon, aux formes échafaudées au fur et à mesure par les deux lignes distinctes mais se rejoignant dans leurs unissons, haute et droite de Tassel, sinueuse mais qui vient toujours le soutenir à bon escient dans le retour du thème d’El Malek.

Imbert_basse_sax.jpg

Ils ont « bravé la neige », comme souvent lors de leurs concerts, explique Imbert, pour moi ils sont passés au travers, se sont fondus dans ses flocons, tant sa musique ressemble à ses cristaux par leur finesse où chacun a sa place. Pour un peu c’est la neige qui a été attirée, sachant qu’elle ne pourrait rêver de plus belle bande son pour sa chute.

Imbert_Saule.jpg

Suit « Les Dents qui poussent », la plus belle ballade du disque, composée par Imbert alors que son fils « Léo », dédicataire du titre suivant, pleurait en faisant ses dents. Une ballade comme Miles eût aimé en jouer encore avec le second quintet, si son tempérament qui le poussait à avancer toujours ne les eût pas considérées comme de «vrais résidus de poubelle de type My Funny Valentine, ces camelotes d’un autre temps écrites à l’usage des blancs !» (Miles Davis en 1975 cité par Alain Gerber dans « Miles Davis et le Blues du Blanc »). Alors Miles brûla ces vaisseaux d'émotion qu’il adorait encore trop pour s’en défaire avec le second quintet sur la scène du Plugged Nickel ou ailleurs.

Imbert_Tassel.jpg

Cette ballade de Diego Imbert est sublime, limpide, avec le bugle chaleureux de Tassel à la Chet Baker (qui lui ne renia jamais sa Valentine, jouée ou chantée d’une voix d’age androgyne ou scattée dans l’aïgu, jusqu’à son dernier concert, même s'ilécoutait le technofunk "Tutu" de Miles Davis sur son walkman, comme si la dureté de sa vie passait sur lui comme de l’eau sans l’atteindre ni lui donner envie de répliquer de la même façon, miraculeusement inchangé et toujours aussi sensible et fragile, malgré lui, lui fait dire Alain Gerber à Tadd Dameron, qui rêvait de cette « dureté » de Miles de cette froideur.) sur les balais tournoyants en ballade entre cymbales et toms d’Agulhon.

Imbert_Tassel_joue.jpg

Le genre de ballade à vous tirer des larmes de tendresse, qui vous remet les oreilles en place, vous les nettoie de toutes les pollutions pseudo/néo Jazz, néo Cool, de l’électricité du Jazz Rock, Funk, Fusion, Electro, que sais-je dont on se contente faute de mieux en se disant que le Jazz est aussi une musique de danse, ou de révolte, de liberté, larmes qui se prolongent sur le solo de saxophone d’El Malek, le plus humain et classique des grands lyriques actuels et sèchent à l’harmonie sublime de leur unisson final. Ça me fait même oublier Dave Douglas et Uri Caine à Jazzdor.

Imbert_Agulhonn_live.jpg

Franck Agulhon poursuit en introduisant seul « Léo » (nom du fils de Diego Imbert aux « dents qui poussent ») de frappes Bop à la Art Blakey où l’on retrouve l’Afrique et ses tambours dans les toms, ses scintillements urbains par éclairs fulgurants dans les cymbales, la contrebasse qui revient comme la mise en marche d’un moteur ronronnant et les deux souffleurs dans le rôle des Jazz Messengers qui débarquent avec les deux souffleurs excellant dans ce style Hard Bop.

Imbert_el_malek_joue.jpg

El Malek montre son côté Hard Bop, le son bondit, Cannonballe, mais la colonne d’air reste droite comme un i, il s’envole, pousse jusqu’à la transe, au cri, à l’accélération de fusée Coltranienne de « Countdown », mais atterrit sur la basse moderne, jouée sur une seule corde sur les tapotements d’Agulhon, le bugle, se remet à nouveau dans l’orbite du thème, comme une capsule atterrissant en parachute et c’est agréable de ne pas prendre qu’un aller-simple pour l’inconnu. Tassel prend un solo à la Miles dans « Ascenseur pour l’Echaffaud » ou Clifford Brown dans sa réactivité immédiate aux nuances de la batterie qu’il avait avec Max Roach des tempos rapides aux ballades sublimes.

Imbert_Agulhon_sombre.jpg

Ce thème montre l’autre plaisir de ce disque, nostalgique lui aussi, qui nous rappelle les magnifiques bandes originales offertes par le Jazz américain aux films noirs, blancs, et polars français dans les années 50s pour ses tempos les plus vifs grâce à une efficace dramaturgie rythmique de ces histoires sans images mais non sans scénario ni suspense où se trame le drame dans la nuit noire et se tapit le crime. Je pense au très oublié mais magnifique « Le Désordre et La Nuit » avec Jean Gabin et Hazel Scott ou au plus connu « Liaisons Dangereuses 1960 » de Roger Vadim, censuré par l’Académie Française comme « adaptation libre ». On y perdait les costumes libertins XVIIIème de Choderlos de Laclos, mais on y gagnait une bande son d’Art Blakey et ses Jazz Messengers Hard Bop, ou latine sur le thème « No Problem », un peu de Monk et de Coltrane et Boris Vian, Jeanne Moreau et un Gérard Philippe de grande classe skiant aux sports d’hiver.

Imbert_Liaisons_60.jpg

Ce soir les applaudissements après chaque solo et entre les thèmes ne saluent pas les effets de manche et d’épate, de démonstration égotiste improvisée, mais la beauté lyrique de ce répertoire magnifique et simple à comprendre et l’exécution irréprochable, la mise en place et l’écoute mutuelle des musiciens, ce qui se fait de plus en plus rare.

Imbert_basse_sax.jpg

Enfin, « Cartagène » est un titre plus swing à l’ancienne, que Biréli pourrait jouer (à la manière de son original traitement country d’ »After You’ve Gone » sur le dernier album du Gipsy Project « Just The way You Are », mais qu’il n’aurait pas pu composer. Le Jazz a besoin des deux, d’improvisateurs pour jouer et de compositeurs pour renouveler le répertoire.

Imbert_Saule.jpg

Merci à Diego Imbert de raviver nos émotions du vrai Jazz avec ce beau disque et longue vie à ce quartet, qui mériterait bien un prix aux prochaines Victoires du Jazz...

Jean Daniel BURKHARDT