Archie Shepp est un des héros historiques du Free Jazz né en 1937 qui a commencé avec Coltrane, milité pour les droits Civiques Noirs, Malciolm X et le Black Power, a aussi fait du Funk avec Attica Blues, joua avec Chet Baker peu avant sa mort (qui ne comprenait qu’il ait autant « horreur du silence »), s’est calmé dans les années 80s sur des gospels lyriques en duo avec le pianiste Horace Parlan, a joué avec des Gnawas et monté son label "Dawn Of freedom"dans les années 2000s….Il est donc logique de le retrouver aujourd’hui avec Phat Jam, un projet Hip-Hop (il en a déjà monté un avec Chuck D et Public Ennemy) incluant Napoleon Maddox, rappeur et beatbox de Iswhat !?! et le batteur Hamid Drake, qui après avoir commencé par le Funk, est devenu le batteur de Peter Brötzmann, puis de William Parker.

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Il a ramené de la première prestation enregistrée de cette formation à Milan le saxophoniste Italien Cochemea Gastelum au saxo alto, rajouté un certain Patterson au clavier et une basse électrique.

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Ils commencent avec « Dig » d’Iswhat !?!, le groupe Hip Hop de Napoleon Maddox avec Oliver Lake avec le beatbox puis le rap de Napoleon Maddox et la puissance du saxophone de Shepp sur un tempo plus rapide que sur l’album avec Olivar Lake. Shepp intercale ses solos alternés avec le saxophoniste italien. Maddox rappe « You got to do what you need to do » sur leurs bons riffs funkys, qui rappellent que le hip hop vient de loin dans le Jazz (Gospel, Swing, Bop, Rythm’N’Blues, Soul, Funk, Hip Hop), puis beatboxe avec la batterie d’Hamid Drake pendant le solo de l’italien. Le clavier donne un liant 70ies à la Lonnie Liston Smith, auquel Patterson fait penser avec sa barbe poivre et sel. Archie Shepp a toujours la grande classe dans sa tenue vestimentaire : chapeau et costume noir, cravate et chemise blanches. Son style est à la fois lyrique dans ses solos et offensif par ses riffs en rythmique. Cette formation est aussi une belle combinaison intergénérationnelle du Jazz, du Free au Hip Hop.

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Ils poursuivent avec Casket, (pas le chapeau, la boîte dans laquelle Maddox refuse de se laisser enfermer). C’est le thème de l’album « Phat Jam in Muilano » le plus bouleversant et lyrique sur une basse lente et les claviers rajoutant un côté Brésilien à la belle mélodie des fonds sonores magnifiques des deux saxophones, avec un superbe solo de Shepp sur la basse.

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Le beatbox de Maddox est vraiment un instrument à part entière, entre turbine et boîte à rythme vocale, vivante, humaine. Son flow y est aussi plus lent, musical et sensible, surfant sur le saxophone et le clavier, c’est un vrai chanteur, pas seulement un rappeur débitant des mots au kilomètre/seconde.

Shepp est aussi un enseignant, aux Etats-Unis, où il a pris sa retraite, mais aussi de par le monde, invitant lors de son dernier passage une de ses élèves locaux, et ici cet italien.

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Archie Shepp continue avec « Trippin’ », un Boogie Blues de sa composition , présenté comme « un voyage psychologique » (il parle un français à l’accent américain moelleux, d’une voix éraillée), extrait de son précédent disque « Gemini » sur une bonne basse basse Rythm’N’Blues pur Jook Joint et la Beatbox de Maddox. Tout le Jazz se retrouve dans son solo de saxophone (http://www.youtube.com/watch?v=iKaKrxaDXkc&feature=related ), depuis le Gospel de cette citation d « Oh When The Saints Go Marchin’ In ». Il chante d’une voix forte, il est aussi un extraordinaire chanteur de Blues, de ballades, des souffrances et des résistances de l’Âme noire (Soul), et un Blues Shouter qui hÛÛrle à la Howlin’ Wolf à la Eddie Cleanead Vinson dans l’aigu, rassemble en lui tout le Jazz, la Great Black Music, du Gospel à James Brown (« I Feeeel Good ».

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Napoleon Maddox reprend le micro pour « Ill Biz », « sur l’argent, qui voudrait faire tourner le monde rond, mais le monde a d’autres projets » sur la rythmique Drum’N’Bass d’Hamid Drake, la basse funky Hip Hop, le clavier et Shepp en fond sonore puissant. Maddox y dénonce les commerces illégaux : « le commerce de la drogue contrôle l’Amérique , le commerce des armes contrôle l’Amérique, parce que George Bush, fils de George Bush l’ancien président directeur de la CIA contrôle l’Amérique » chantait-il sur le disque et sur scène, mais maintenant qu’Obama est président, il a enlevé ces dernières attaques personnelles après la victoire, se concentrant sur la critique de l’argent qui a mené l’Amérique à la crise, puis passe aux beatbox en scratchant sur les saxophones. La modernité de Shepp le rend inusable, de tourner avec un tel groupe à plus de soixante-dix ans, alors qu’il n’a plus rien à prouver, pourrait se contenter de jouer des standards, mais justement c’est parce qu’il sait d’où viennent ces musiques (de l’esclavage et de la révolte des noirs), et qu’il l’a toujours expliqué à chacun de ces concerts qu’il va bille en tête vers les formes les plus modernes et actuelles de cette même contestation que sont le Hip Hop et le rap. C’est certainement sa formation la plus moderne depuis une dizaine d’années.

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Mais les ballades Soul et leur émotion ont aussi, justement, leur place dans le répertoire du Phat Jam, comme ce «Little ghetto Boy » de Donny Hathaway, chanté avec soul par le clavièriste avec un Shepp lyrique au saxophone. Le Jazz est aussi une musique de consolation et de dépassement de la souffrance, d’espoir qu’ »Everything is gonna be better » (Tout ira mieux).



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Archie Shepp recycle ses anciennes chansons, ses vieilles émotions et ses colères légitimes, comme “ Mama Rose “, dédié à sa grand-mère, dont il a fait « Revolution ». Sa grand-mère était esclave « née quand les noirs n’avaient pas de saxophones ni de trompettes, de trombones, ni même un tambours, n’avaient rien pour exprimer leur révolte que leurs propres corps ». Au début de sa carrière, il chantait un chant de révolte , «Hambone », rythmé récemment par son batteur sur son pantalon de cuir noir.

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Cette fois, c’est Napoleon Maddox qui l’accompagne d’un beatbox africain proche par ses cliquetis des tribus khosas Sud-Africains popularisés par Myriam Makeba dans sa « Click Song », origine lointaine du beatbox jusqu’en Afrique et dans ses percussions buccales.

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Depuis toute sa carrière, ArchieShepp explique et martèle à chacun de ses concerts l’importance de l’esclavage dans l’origine du Jazz. Il s’y révèle à la fois chanteur, bluesman et poète du « Matin Des noirs », dénonçant le meurtre d’un cousin par la répression policière lors d’une manifestation pour les Droits Civiques dans « Steam » (fumée), qu’il chante parfois lui-même, aussi bien que le crooner d’ « Attica blues », conteur, de cette voix profonde magnifique de ferveur, avec ce texte visionnaire où il voit « les étoiles brillant comme les yeux de sa grand-mère » dans ce blues d’un voyage de Chicago à New Orleans. Engagé, ce qu’il veut léguer à son peuple, à ses enfants, est un boulet de canon et la Revolution autant que la Paix.

L’âge n’a pas calmé sa révolte dans son essence, lui a peut-être amené la sérénité, la tolérance, et dans une interview, il disait de continuer à écouter Louis Armstrong.

Il crie : «NOUS SOMMES LES VICTIMES, je vais le dire à mes fils, de ne pas oublier de faire la REVOLUTION, RÊV-RÊV-RÊ-VOLUTION ».

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Maddox lui fournit un accompagnement constant et très varié avec les percussions africaines d’Hamid Drake, la basse lourde et groovy, dramatique.

Archie Shepp termine « Black Girl WET, WET, WET, from the heart», « Fille noire, mouillée du cœur », comme ses yeux humides de larmes et les nôtres. Deux enfants handicapés au premier rang mêlent leurs cris aux siens, communion de souffrances raciales ou physiques, de deux exclusions…

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Napoleon Maddox reprend le micro pour « The Life We Chose » (la vie que nous avons choisie) sur une rythmique Hip-hop collective et tribale avec les taxiphonies de Shepp et Gastelum, le rebond funky du clavier de Patterson, et chante avec le public.

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En souvenir de John Coltrane, ils reprennent aussi « Afro Blue » que Shepp lui attribue à tort, puisqu’il est du percussionniste Afro-Cubain Mongo Santamaria qui en donna une version plus « roots » avec percussions et flûtes.

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Napoleon Maddox s’est révélé rappeur mais aussi chanteur, beatbox mais comme un vrai jazzman et même un soliste, tout simplement émouvant autant qu’incisif dans son message. C’est une version plus funky avec le beatbox de Maddox et jouée par Archie Shepp au saxophone soprano oriental rappelant le dernier Coltrane, citant « Summertime ». Comme Coltrane, qui mourut jeune, Shepp double son saxophone d’un second, mais comme il est plus vieux, ce serait plus comme King Oliver doublant son cornet de Louis Armstrong.

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Maddox assura un Bis Hip Hop / Beatbox avec Shepp jusqu’au cri, puis Shepp un second Bis sur un autre de ces Blues Funky dont il a le secret sur New York, avec un faux départ « STOP », le public dansant avec lui debout sur son Blues chanté/crié/shouté/hurlé/balancé/swingué/funkysé… STOP! pour de bon cette fois.

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Archie Shepp, Maddox et leur groupe nous rappellent à la fois toutes nos raisons originelles d’aimer le Jazz, et lui rendent son acuité, sa modernité, son urgence sociale et révolutionnaire ICI ET MAINTENANT où tous ces styles se retrouvent.

Jean Daniel BURKHARDT