Hier soir, on pouvait assister à une seconde soirée Jazzpassage à Pôle Sud, avec un autre double-plateau franco-allemand et franco-américain : le trio Rooms du pianiste allemand Hans Lüdemann avec Sébastien Boisseau à la contrebasse et Dejan Terzic à la batterie en première française et la Création du nouveau projet « Out Of a joint » du violoniste français Dominique Pifarély avec le contrebassiste Bruno Chevillon, le saxophoniste américain tim Berne et son pianiste Craig Taborn.

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Hans Lüdemann est né à Hamburg en 1961 et étudia à Cologne. Le contrebassiste Sébastien Boisseau a réenchanté le début de ce millénaire de ses « Fées et Gestes ». Le batteur Dejan Terzic m’était jusque là inconnu.

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Après une introduction iconoclaste au fender rhodes, Hans Lüdemann se lance dans un premier thème dans l’esprit du pianiste aveugle Lennie Tristano et de son troisième courant d’un Be Bop ouvert aux influences baroques de Jean-Sébastian Bach, calme puis plus énergique, en passant parfois par le ragtime d’un film imaginaire, ou rappelant Keith Jarrett dans sa façon de prolonger ses phrases d’un climat à l’autre, avec des tempêtes de clusts violents dans lesquelles Sébastien Boisseau tient le mât, le gouvernail solidement.

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Dejan Terzic se montre dans son accompagnement d’abord percussionniste plus que batteur, très fin, jouant de clochettes attachées à un portant ou des cymbales avec des baguettes ouatées et d’un petit xylophone (de l’autre côté de la batterie) ou voilant ses toms d’un linge pour en assourdir le son, puis jouant d’un balais de bois en fagot, mais sut aussi monter en puissance avec Lüdemann.

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L’attitude du pianiste pendant ce première titre très long et évolutif rappelait un peu celle de Bill Evans : comme arc-bouté, immergé dans le piano à s'y noyer, le visage parallèle au clavier. Une mèche rebelle lui épargne le déficit d’image de la raie sur le côté de Bill Evans et il ne porte pas de lunettes.

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Le second titre, une ballade, fut plus dans la manière de Bill Evans dans la forme, avec une belle mise en place à la fois libre et solide de Sébastien Boisseau très originale dans ses solos et un parfait détachement de ses solos originaux à la manière de son contrebassiste Scott La Faro, et aussi cette façon d’accélérer imperceptiblement le tempo par groupes de notes sans avoir l’air d’y toucher dans « Come Rain Or come Shine » et « Autumn Leaves » dans « Portrait in Jazz ».

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Après information, il s’agissait d’un standard de Berthold Brecht et Hans Eisler « Über Den Selbstmord » (Sur le Suicide), écrit pendant la guerre quand ils étaient exilés en Californie.

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Les juifs allemands avaient alors aussi leurs raisons d’avoir leur Blues, autant que les afro-américains sinon plus, leur Sehnsucht à l’Européenne, leur Saudade venue du froid.

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Enfin, une troisième pièce, ils jouèrent "Blues in Black and White", d’inspiration Africaine, musique que Lüdemann a beaucoup étudiée et jouée avec Ali Keïta au balafon et la chanteuse Dobet Gnahoré dans son Trio Ivoire, et, quoique l’orchestration fût plus jazz, il trouva des nuances de balafon ou de likembé ou sanza (piano à pouces africain) amplifié des Konono n° 1 ou des Kasaï All Stars dans l’intérieur des cordes du piano, Sébastien Boisseau celles d’une kora dans les cordes les plus aigues de sa contrebasse et Dejan Terzic tint le rôle d’un Art Blakey africain et joua de son petit xylophone comme d’un balafon.

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En bis, ils terminèrent par une ballade rendue groovy par la basse et la batterie.

En seconde partie, on pouvait entendre la création d’ « Out Of Joint » d’après une phrase d’Hamlet de Shakespeare : («Le temps est hors de ses gonds ») et les titres des morceaux sont dans cet esprit funèbre, dernier projet du violoniste français Dominique Pifarély () avec Bruno Chevillon à la contrebasse et les américains Tim Berne au saxophone alto et son pianiste Craig Taborn.

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On a pu découvrir Dominique Pifarély dans les formations de Louis Sclavis, et j’avais apprécié dans « Les Violences De Rameau » leur respect puis leur décrochage violent de la musique du XVIIème siècle en ska.

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Tim Berne a un talent certain pour faire durer jusqu’à la transe répétitive ses riffs de saxophone qui évoluent lentement sur la rythmique de Craig Taborn, Marc Ducret (à Jazzdor le mardi 17 novembre avec Samuel Blaser et en Masterclass "Speed Dating" le 18 à Pôle Sud de 15 à 18 h) et Tom Rainey à la batterie, arrivant à créer une mélodie insistante et obsèdante à partir d’un jeu libre et sauvage qu’il structure peu à peu de l’énergie du Rock ou du Funk.Avec Pifarély, il assura dans un contre-chant / contrepoint du violon en des volutes infinies mais toujours justes.

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Craig Taborn excella dans les accords complexes puis isolés en un jeu touffu ou se réduisant à une goute d’eau sur les touches, puis partant en des violences insoupçonnées sur le groove au naturel de la basse de Chevillon. Avec le violon, on pouvait parfois penser au Council Of Balance de Steve Coleman, avec qui Taborn a joué sur Lucidarium.

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Et finalement, cette seconde partie était aussi bien dans la manière de Lennie Tristano en Quintet avec Lee Konitz et Warne Marsh aux saxophones (dont le style de Berne serait une modernisation car il garde le goût pour la fugue et les chases au plus près des autres musiciens). C’est Tristano qui initia ces structures complexes où chacun était une voix suivant son propre chemin mais inextricablement liée aux autres, soufflant cet air frais passant sur la west Coast pour la dépasser à tue-tête. Gageons que son esprit était un peu parmi nous à travers eux…

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Le festival se poursuit ce soir avec le nouveau Phat Jam d’Archie Shepp où officient le rappeur Napoleon Maddox de Iswhat !?! et le batteur Hamid Drake, à 20 h 30 à la MAC de Bischwiller. Un car affrèté par Jazzdor part à 19 h 30 de la Place de La Bourse de Strasbourg et vous y ramènera.

Jean Daniel BURKHARDT