Vendredi 2 octobre Cecil Taylor était en concert à l’Auditorium de France 3 Strasbourg, pour fêter son 80ème anniversaire (il est né le 15 mars 1929 dans une famille amie de Duke Ellington).

Cecil_Musica.bmp

Pianiste de Free Jazz, Cecil Taylor n’a jamais rien fait comme les autres. Dès son trio avec Buell Neidlinger à la contrebasse et Dennis Charles à la batterie en 1956, la forme convenue piano-basse-batterie ne l’empêchait pas de s’exprimer par des montées et descentes continues sur le clavier, avec une abstraction de la forme et une virtuosité à la Lennie Tristano que n’osaient pas alors Thélonious Monk ou Bud Powell (qu’il n’appréciera qu’après avoir entendu « Un Poco Loco ».

Cecil_Love_For_sale.jpg

Signant sur le label Blue Note en 1959, ses interprétations des standards comme « Love For Sale » de Cole Porter ajouteront à la mélodie originelle sa propre ligne mélodique). Dans les années 60s, il dépassera les durées prescrites jusqu’à 15 ou 30 minutes, quitte à n’enregistrer qu’une composition par face, comme pour « Conquistador » ou « Unit Structures », puis étendra dans les années 70s ses improvisations libres en concerts avec son saxophoniste Jimmy Lyons et ses Units à un long titre d’une heure ou plus

Cecil_Unit_Structures.jpg

Plus récemment, il a écrit un ballet pour la danse contemporaine et ajoute maintenant fréquemment à ses prestations des interprétations vocales de ses propres poésies, dans un style entre l’amérindien (il est d’origine indienne par sa mère) et le Japonais et sa danse contemporaine. Enfin, lors d’un de ses derniers concerts à Willisau, il a, après un titre long, interprété quelques titres de durée inférieure aux trois minutes habituelles, mais où les influences classiques de Debussy, Jazz ou contemporaines se retrouvent. Il est certainement le pianiste de Jazz le plus proche de la musique contemporaine, d’où sa présence à Musica.

Cecil_Art.jpg

Il se produisait ce soir-là avec le batteur Tony Oxley, avec qui il a joué en 1988. Le Free Jazz de Cecil Taylor semble rencontrer le succès public, l’Auditorium est plein jusqu’en haut.

Cecil_Oxley_NB.jpg

Cecil Taylor commence par ses poésies, comme dans son Live au Sweet Basil. On l’entend avant de le voir, secouant des percussions et hochets comme un sorcier indien avec cette voix très aigue qui rend sa poésie amérindienne quelque peu japonisante. Mais ce sont des mots en anglais qu’il déclame : « Resurrection… ».

cecil_poete_red.jpg

Enfin on l’aperçoit sur la scène, vêtu d’un pantalon rouge remonté jusqu’aux genoux en haut de chausse sur ses jambes et ses pieds nus, ce qui lui donne un côté XVIIIème siècle (critique de l’esclavage ?), et d’une chemise où s’étale une cravate ou un ruban sur le plastron.

cecil____Oxley.jpg

Tony Oxley est à la batterie, vêtu d’une chemise imprimée, jouant presque debout des roulements ininterrompus, ponctuant sa poésie.

cecil_danse_raye.jpg

Cecil Taylor a encore une souplesse certaine dans les genoux, comme le montrent ses flexions de danse contemporaine, puis s’approche du piano comme s’il redoutait d’y être confronté, à pas comptés…

Cecil_assis.jpg



Les premières séries de notes sont très impressionnistes, rappellent le Golliwog Cakewalk de Debussy, ancêtre du ragtime, à la manière contemporaine. De tous les pianistes de Jazz, Cecil Taylor est celui qui utilise le plus les influences classiques dans ses improvisations. Sa liberté s’étend jusqu’au classique. La suite ressemble au Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel par ses ricochets. Et quand on y pense, ce serait le comble que d’interdire au Jazz l’usage d’ancêtres classiques qui ne se gênèrent pas pour lui emprunter ses formes au début du siècle dernier. Ce n’est donc qu’un juste retour des choses

Cecil_couleur.jpg

Le jeu de batterie d’Oxley, très contemporaine, suit et reproduit ou précède à la lettre les notes de Taylor avec des effets équivalents, et vice versa, avec une confondante complicité, trouvant, inventant des correspondances inouïes. A d’autres moments, on trouve dans le jeu de Taylor des traits guillerets à la Ahmad Jamal, puis des descentes sombres et dramatiques d’un film noir muet.

Cecil__chat.jpg

De petites trilles introduisent un ragtime qui semble se refuser à en être un pour rester formellement libre, continuer la ligne mélodique où Scott Joplin la laisserait retomber pour permettre la danse. Cecil Taylor ne joue pas pour la danse, danse lui-même ou compose pour la danse contemporaine. Il fut l’un des premiers à élever le free Jazz au niveau d’exigence de la grande musique européenne.

Cecil_78.jpg

Mais le traitement reste Jazz, en ce qu’il ne respecte pas le classique dans la forme, brise ou rallonge les lignes avec la liberté du Free Jazz, jusqu’à, pourrait-on croire parfois, l’informel.

cecil_caricature.jpg

On a parlé à propos de la musique de Cecil Taylor de «non musique », mais peut-être cette liberté formelle absolue lui permet-elle aussi d’y intégrer TOUTES LES MUSIQUES pour son propre usage, à nul autre semblable. Dans cet informel, cette non forme selon ses détracteurs, se retrouvent si l’on y prête l’oreille des formes extérieures au Jazz, plus anciennes ou plus contemporaines, dynamitées par la liberté du Free Jazz érigé en système de déconstruction.

Cecil_locks.jpg

Pelléas y cherche Mélisande, mais elle le fuit comme un main de Taylor l’autre sur le piano en des strides très vifs, se poursuivant jusqu’à la chute dans le plus contemporain des fracas. Ces réminiscences classiques ne semblent là que pour être transformées sous les doigts de l’artiste, confrontées à sa liberté qui les phagocyte, les emmène ailleurs, dans une autre forme plus libre et plus étendue.

Cecil_stride.jpg

A propos de la Liberté Musicale, Cecil Taylor déclarait dans les années 50s à Nat Hentoff « Il n’y a pas de musique sans ordre, mais cet ordre n’est pas nécessairement dicté par un seul critère de ce que l’ordre devrait être ou tel que le pense un critique de Jazz. La question n’est pas d’opposer « liberté » et « non liberté », mais de reconnaître différentes idées ou expressions de l’ordre.»

Cecil_locks_min.jpg

Tony Oxley reprend les clusts de Taylor par des ras de caisses claires, des bruissements de cymbales.

Cecil_Oxley_NB.jpg

En plus de deux caméras au poing des cameramen accroupis, une troisième, télescopique tourelle, sur un axe, tourne au-dessus de Cecil Taylor comme un vautour, l’approche puis s’éloigne comme apeurée par ce magma musical déchaîné, le prend par derrière.

Cecil_brasse.jpg

Avec le temps, Cecil Taylor est DEVENU PIANO, et le piano se fait percussion, cri, note, clavier de la microstructure de la touche à la macrostructure du clavier, volée de notes, de touches blanches et noires comme happées, brassées, prises puis rejetées à pleines mains () avec des changements de tempos suivis au doigt et à l’œil par les percussions d’Oxley.

Cecil_Bob.jpg

A propos de ce style percussif, Cecil Taylor déclarait en 1958 : « Depuis toujours, nous les musiciens Noirs, nous considérons le piano comme un instrument de percussion, nous battons le piano et nous pénétrons l’instrument. La force physique entre dans le processus de la musique noire. Qui ne l’a pas compris n’aura plus qu’à crier.»

cecil_poete_red.jpg

La violence du Free Jazz de Taylor ou d’autres, c’est celle d’un peuple qui a subi l’exil et l’esclavage, puis la ségrégation pendant presque un siècle après son abolition jusqu’à l’obtention des droits civiques et l’assassinat de Martin Luther King et Malcolm X.

cecil_60s.jpg

Vu de ce point de vue-là, il est rassurant qu’après des siècles d’oppression, la première parole du Jazz libre (free) ait été un cri de révolte et de colère, et généreux de la part de Taylor d’accepter AUSSI dans sa musique le classique qu’il étudia au New England Conservatory.

Cecil_TonyOxley.jpg

Le set de batterie de Tony Oxley n’est pas non plus habituel : il y a ajouté une grande pièce de fonte en plus des éléments communs à toute batterie.

Cecil_boxe.jpg

Parfois on croirait entendre Debussy joué par Keith Jarrett à Köln, puis Cecil Taylor brise cette esthétique trop sage par des clusts d’un bout à l’autre du clavier, où le jeu se fait presque boxe, frappe les touches de ses poings avec la même énergie qu’Oxley ses gongs.

Cecil_retire.jpg

Une main sur le clavier, l’autre presque en retrait (http://www.youtube.com/watch?v=Yomesyf8GFY), Cecil Taylor bâtit avec lenteur des accords dramatiques et ses doigts semblent découvrir chaque fois pour la première fois, avoir gardé cette folie de l’enfance de l’art.

21 h 30. Ils se lèvent et partent en coulisses. Reviendront-ils ? « Le Concert est en deux parties », signale Philippe Ochem.

Pendant l’entracte, je croise Olass T, la pianiste russe de Steppah Huntah, qui me fait remarquer qu’ «il semble écrire une page musicale pour la déchirer ensuite ». Le respect du répertoire opposé à l’énergie iconoclaste de l’acte improvisateur désacralisant l’art ?

Cecil_Ailanthus-Altissima.jpg

A la réflexion, plusieurs de ses Lives sont en plusieurs parties (nommés part I, II, III, etc), comme chez Derek Bailey, avec qui a joué Tony Oxley, même les pièces courtes de Willisau étaient nommées « part II, III, IV et V », alors que leur durée ne le permettrait pas…

Cecil_Oxley_Cd_2008.jpg

Cette mode l’abstraction des titres entend laisser à la musique sa pureté sans influencer l’auditeur Cecil Taylor et Tony Oxley ont enregistré Live en 2008 « Ailanthus /Altissima » à New York « bilateral dimensions of 2 roots songs », vendu à l’entracte 87 € les 2 vinyles, avec un livret des poèmes de taylor illustrées par les peintures abstraites d’Oxley.

cecil_poete_red.jpg

La seconde partie s’ouvre sur une seconde danse avec poèmes chantés de Taylor, coiffé d’un bonnet, qui court jusqu’au fond de la scène sur les percussions d’Oxley, parlant, entre autres de la création, de l’ «IIII Man » et l’ »IIII Woman », prolongeant les syllabes aigues comme dans la poésie lettriste.

Cecil_danse_red.jpg

Revenu au piano, il continue de déclamer sa poésie, chatouille le clavier, crie et chante, joue et clame, entrecoupant ses deux formes d’expressions.

Cecil_bob_moustache.jpg

Son bonnet noir porte le liséré vert pour les forêts d’Afrique, jaune pour l’or volé, rouge pour le sang versé du Rastafarisme. Il a d’ailleurs porté très longtemps des natty dreadlocks, qui avec ses lunettes de soleil et sa moustache ou sa barbe sous son bob, lui donnait un look assez improbable dans les années 70s à 90s.

Cecil_barbe_locks_lunettes.jpg

Soudain, il accélère, déchaîne une tempête de touches à pleines mains, à la crête des vagues noires et blanches, ses doigts éclaboussant les touches comme la marée se brisant sur les rochers. Il attaque en piqué comme un poisson volant ou un dauphin, puis replonge dans les abysses de la mélodie, de la « Cathédrale Engloutie », puis à nouveau le Jazz et ses vagues ininterrompues débordant en ruisseau, en fleuve, le clavier de ses doigts, l’un se substituant à l’autre, se superposant comme sa ligne mélodique ajoutée aux standards de Cole Porter. Il passe des valses folles d’un Chopin aux violences d’un Rachmaninov, étend ses doigts sur les touches, comme de tentaculaires étoiles de mers explosant soudain au ciel en feux d’artifice, puis ne se concentre que sur une note, pour y reprendre le flot discontinu des notes.

Cecil_englouti.jpg

Les cliquetis métalliques d’Oxley répondent en temps réel à ses clusts, rythment ses paysages impressionnistes qui souvent d’un trait vigoureux se brouillent et deviennent gestes purs, mouvements sur la toile imaginaire, abstraits.

Cecil_Art.jpg

Cecil Taylor s’est toujours intéressé aux questions formelles, déclarant à Nat Hentoff : « Je suis très intéressé par les problèmes de son, les interrelations entre différentes structures possibles pour des instruments variés ». Encore à 80ans, il crée en concert de ces formes inouïes, expérimentales, mais où son érudition sème des pistes vers quelques références pour mieux les déjouer ensuite.

Applaudissements, puis Cecil Taylor reprend le piano étonnamment clair, limpide, qu’on n’attendrait pas de sa violence. Une autre influence de Taylor est Lennie Tristano pour la pureté de ses lignes ininterrompues, comme celle de son « Turkish Mambo », premier re-recording de l’histoire du piano Jazz. Comme lui, il alterne respect de la forme mélodique et liberté rythmique s’en échappant, la brouillant pour mieux en apprécier ensuite la clarté et y plonger pour en explorer les profondeurs sous mélodiques, à croire qu’il n’érige ses vaisseaux que pour les brûler.

Cecil_soleil.jpg

Il finit par un bis d’un de ses préludes à pas comptés « sur la pointe des pieds ».

L’orage passé, cette musique ne semble ni sans beauté mélodique (ce qu’on aurait pu attendre de sa violence), ni sans rythme ou répétitions (ce qu’on pourrait attendre de son côté « non musical »), mais ces deux aspects séduisants du pianiste se retrouvent plus souvent juxtaposés, alternés qu’ensemble et mêlés, ce qui demande un effort de concentration pour goûter la mélodie, bientôt détruite par le rythme, qui s’arrêtera pour faire place à la mélodie, au point de ne pouvoir plus apprécier sereinement ni la contemplation de la beauté ni l’excitation de sa destruction.

Cecil_locks.jpg

Un gâteau est amené sur scène pour ses 80 ans, clavier de piano de chocolat s’affaissant, s’engloutissant par le milieu, à l’image de sa musique, ou peut-être de certains des pianos qu’il a utilisés…



Pour être plus critique par rapport à la démarche du free jazz contemporain en général, si le Jazz peut être apprécié en des salles prestigieuses par le public érudit et exigeant du classique contemporain et relativement fortuné, mais élitiste, et qui coupe le Jazz des jeunes, ne peut-on pas regretter qu’il y ait perdu le côté populaire des Jook Joints et des dancings, pour faire commerce de disques numérotés à quelques centaines d’œuvres. Le Free Jazz n’aurait-il pas dû, pour rester révolutionnaire, rester dans les lieux underground comme les lofts ou les caves ? Dans ce cas la démarche de Steve Coleman semble plus populaire et tournée vers l’avenir.



Jean Daniel BURKHARDT