Le week-end du 8 août, je suis allé rendre visite à mon frère Guillaume, de retour d’Amérique du Sud à Paris. Après avoir vu Ménilmontant qui ne m’évoquait qu’une chanson de Charles Trénet et où est né Maurice Chevallier et Belleville où naquit Guy Marchand, avoir bu des bières servies par un sosie du Professeur Choron au « Quartier Général », puis j'ai écouté avec mon frère les Drones, groupe de rock Australien qu’il vit en Australie, Fugazee que je ne connaissais pas et les Rising Sons, premier groupe de Ry Cooder et Taj Mahal et Can, et appris que le Staff Benda Bilili combo Africain lauréat du Concours Womex vivant dans le Zoo de Kinshasas’est produit à Paris au Cabaret Sauvage et que quand ils ne chevauchent pas leurs motos customisés, ces musiciens handicapés par la polio dansent sur scène sur leurs béquilles.

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Nous avons tout de même décidé d’aller à St-Germain Des Près, voir ce qu’il restait du glorieux passé des caves entre les restaurants et boîtes touristiques hors de prix qui doivent faire se retourner Boris dans sa tombe, comme les restaurants étrangers aux fausses serveuses indiennes.

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Je savais pour avoir entendu son directeur Dany Doriz sur France Musique que son « Caveau De La Huchette » ne fermait presque jamais et était le Club de Jazz le plus historiquement authentique, dans une cave qui avait abrité les réunions secrètes des Templiers, Rose-croix et Francs-maçons (il en reste aux murs de belles sculptures, gargouilles et fleurs de lys et d’acanthe aux piliers), créé en 1948 par Maurice Goregués, et utilisé pour représenter cette époque dans « Les Tricheurs» de Marcel Carné avec Belmondo ou « Rouge Baiser» de Véra Belmont avec Charlotte Valandray et Lambert Wilson.

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Les photos en noir et blanc montrent les riches heures du lieu : Bill Coleman, Sacha Distel, Wild Bill Davis, Art Blakey , Claude Bolling, Harry Sweets Edison, les Savoy Sultans de Panama Francis, Guy Laffite, Claude Luter et Lionel Hampton (idole de Dany Doriz) en 1997 ou le jeune Christian Morin (l’ancien animateur de « La Roue De La Fortune », acteur de série depuis, fut d’abord un clarinettiste de Jazz reconnu, couronné du Prix Sidney Bechet à 20 ans et auteur dans la foulée de deux disques de platine, Aquarella et Esquisse, et un disque d’or 'Couleur Havane).

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Ce soir-là s’y produisait le chanteur et saxophoniste britannique Drew Davieset son Swing Band. Ses solos sont Bop, mais la rythmique et les riffs bien Rythm’N’Blues, du temps où ce Rock’N’Roll primitif des noirs n’avait pas encore été volé par les blancs. Le piano remonte bien au Boogie Woogie (dont on trouve des partitions de pianistes noirs dès 1885), suivi des riffs du saxophone et du solo furieux sur les ras de la batterie, poussé, swingué jusqu’au Boogie-Rock. Cette puissance du saxophone me rappelle celle des grands saxophonistes du Jazz at the Philharmionic américain qui tous pouvaient jouer New Orleans, Swing, Bop, Cool, Boogie ou Rythm’N’Blues, toute la ligne du Jazz de ses origines à leur époque.

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D’ailleurs le Blues plus lent qui suit «Going To Kansas City », me rappelle que c’est là que naquirent les riffs du Rock’N’Roll, alors appliqués à la section de saxophones de Count Basie où Lester Willis Young affrontait Herschell Tex Evans lors de jam-sessions inextinguibles où Lester, alors presque inconnu, arriva même à mettre le Roi du Saxophone en titre Coleman Hawkins au tapis au Cherry Blossom en 1933…

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Drew Davies, sans avoir la puissance d’un Blues Shouter, est un bon chanteur de Blues, partant dans l’aigu en fin de phrase à la Eddie Cleanhead Vinson, lui aussi saxophoniste et chanteur de blues, et termine encore par un solo de saxophone puissant riffant sur la cymbale.

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Il y a de plus en plus de danseurs de lindy-hop (ancêtre du Rock acrobatique au Savoy Ballroom, « Home Of Happy Feet » - « Maison des pieds Heureux » dans les années 30s) sur la piste de danse centrale face à la scène (http://www.youtube.com/watch?v=UmCaaFp49-k ). Ici, grâce à des cours de lindy hop devenu danse Be Bop quand il ne faisait qu'un avec le Rock'N'Roll avec Jano Merry, comme à l’époque, et plus tard au Tabou de Boris Vian Cave (qui finalement ne dura qu’un an, après quoi il partit au Club St-Germain) par Les Rats De Cave, le Jazz est joué pour la danse, dans la communion avec les danseurs, ce qui se fait de plus en plus rare.

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Suit un Blues chanté issu de leur dernier album sur une guitare skiffle qui lui donne une saveur de Country Blues rural, puis le saxophone revient hurlant mais suivant toujours le riff, la mélodie.

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Plus connu des Blues Shouters, « Early In The Morning » est repris sur un piano boogie woogie avec une touche de New Orleans dans la rythmique, comme dans la version de Louis Jordan habillé en cow-boy chanteur et saxophoniste noir de Rythm’N’Blues qui continua à vendre des disques même pendant la guerre, que Drew davies joue dans un style 60ies.

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La chaleur est celle d’une étuve, et un tuyau d’aération laisse tomber goutte à qoutte la sueur publique condensée, cette « chaleur humaine » et ce « brouillard mauve, léger » des bords de Seine que Boris Vian voyait comme un nectar récupéré pour faire du vin de St-Germain Des Près, vendu en bouteilles chez les bons Antiquaires pendant la journée dans son « Manuel de St Germain Des Près », mais font partie des plaisirs du lieu que de penser qu’on devait ressentir la même saine chaleur de danse et de musique au Tabou (sueur noire qui d’ailleurs, dans le sud des Etats-Unis, fut à l’origine du mot « funky », à l’origine une insulte blanche sur l’odeur supposée des noirs et les fantasmes de danse, de musique et de restes de vaudou africain s’y rattachant). D’ailleurs l’aspect chorégraphique est assuré par les couples de danseurs de lindy-hop ou de be-bop, dont certains des danseurs les plus doués sont noirs.

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Drew Davies enchaîne avec un instrumental : « Night Train » de Jimmy Forrest (alors saxophoniste de Duke Ellington, pour un disque en petit comité avec Johnny Hodges), puis N°1 Rythm’N’Blues de 1952 bien bastringue par Earl Bostic (on imagine bien les coups de reins à chaque riff), et même repris par James Brown à ses débuts à l’Apollo Les riffs de saxophone sont efficaces sur la guitare et la contrebasse lentes et le piano Boogie.

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Puisqu’on est dans l’outrance, restons-y avec le titre suivant, (Don’t Roll These) « Bloodshot Eyes » (With Me !) («roule pas avec ces yeux injectés d’sang vers moi !») du grand Blues Shouter Wynonie Harris, qui était le Blues personnifié et d’ailleurs entrait dans les bars en criant « V’la l’blues qui débarque ! », enregistra «All she wants to do is Rock» dès les années 40s mais ne fit plus aucun disque après 1950 et l’avènement du Rock’’Noll, la façon « Rythm’N’Blues » de jouer s’étant perdue.

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Evidemment, Drew Davies n’a pas sa puissance vocale, mais pour un blanc, finit à la place ses phrases dans des aigus provocants et enchaîne sur un bon solo de saxophone.

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Le saxophoniste de Wynonie Harris, Hal Singer, né en 1912, a d’ailleurs eu plus de chance que lui. Après avoir joué avec les plus grands jazzmen et mené une carrière de la conscience Free à un Soul Jazz ouvert aux traditions ethniques du monde avec Jeff Gilson, s’est installé en France depuis 1965, a été décoré par la médaille des Arts et Lettres en 1992 et remonta sur scène, quoique aveugle, avec Sarah Morrow en 2005, chantant même le Blues lent de manière émouvante. Comme quoi la vie n’est pas toujours dégueulasse et ingrate.

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Seuls les danseurs de la piste bénéficient de l’aération supplémentaire des pales d’un ventilateur brassant l’air, mais ce sont eux qui fournissent le plus d’efforts et participent le plus à la musique en communion avec le groupe, et ce sont de véritables artistes.

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Drew Davis reprend ensuite un autre pionnier noir du Rock’N’Roll par son Rythm’N’Blues, le guitariste T Bone Walker et son « T Bone Shuffle », sur un battement en alternatif de la batterie sur ce rythme « shuffle ». Une dame a amené son chien pékinois à son poing écouter le Jazz. Le saxo finit en riff sous les applaudissements rythmiques du public. Il n’y a que dans un club en cave qu’on trouve cette proximité avec le public et les danseurs.

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Vue l’exiguïté de la scène, j’ose à peine imaginer les sessions du Big Band de Laurent Mignard, le Duke Orchestra qui y joue un soir par semaine le répertoire de Duke Ellington et que j’ai vu au Munster Jazz Festival ou le Paris Jazz Big Band de Dany Doriz! Après les riffs et un bon solo, le public crie avec Drew Davies les derniers mots sur les claquements de mains des musiciens. Dans cette transe collective, public, musiciens et danseurs ne font plus qu’un.

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Le titre se termine sur un solo de batterie Bop fracassant entrecoupé des riffs du saxophone. Le batteur maintient l’intensité ou la réduit et la guitare finit sur le riff et par un solo. Comme le dit Drew Davies, « C’est trop chaud pour chanter pour danser, trop chaud pour jouer ». Ce que le DJ Keb Darge sauve de l’oubli en repassant des disques anciens ou récents de «Rockabilly & Jump Blues», ces musiciens le jouent ENCORE LIVE, presque tel quel, ce Rythm’N’Blues puissant, et pour des danseurs à la hauteur!

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Pour le prochain titre, Drew Davies entame un Blues plus lent, puis élève peu à peu cette ballade au Bop par paliers de riffs successifs, montrant qu’il peut être charmeur, chanteur et crooner mélancolique sur son saxophone, puis nous faire dépasser cette seule mélancolie.

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Ainsi le très doux et mélancolique joueur de standards, Lester Young, pionnier du Cool maisqui ne l'était pas toujours sur les standards, après avoir été un bouillonnant soliste chez Count Basie et en restant un jammeur effréné au JATP avec Charlie Parker, devint-il le représentant d’un Be Bop à sa manière antique et pourtant moderne dans les années 40s (composant même un Be Bop Boogie) pour le label Aladdin (comme si au génie dela lampe il avait demandé d'être le plus moderne des anciens et le plus anciens des modernes tout en restant lui-même, "Prez", le Président), mais « en exil d’un futur qui n’aurait mais lieu » dira Alain Gerber, empruntant même les rythmiques de Charlie Parker (dont il était l’idole à Kansas City). Je consacrerai mon émission de Jazz « Jazzology » sur Radio Judaïca à ces enregistrements ce jeudi 27 août 2009 de 21 h à 22h.

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Dreew Davies reprend le rail avec “Get My Train On My Track” pris à un train d’enfer à 200 à l’heure où la guitare est le rail par ses accords, la batterie la carlingue bringubalante et la voix et le saxophone le vent hurlant sous la vitesse, passant sans s’arrêter par les stations JAZZ, RYTHM’N’BLUES, ROCK’N’ROLL, rappelle les Rock’N’Roll parodiques mais excellents de Boris Vian pour Magali Noël, son « Alhambra Rock », « Strip Rock » ou son plus célèbre « Fais-moi mal, Johnny », avec Boris Vian dans le rôle du commentateur sadique dans la version originale.

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Sur un bon tinkty-boum de la batterie, Drew Davies revient au style Kansas City avec « Bye Baby Bye », dans le style du shouter Big Joe Turner, ancien barman du Cherry Blossom de Kansas City.

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Il prend ensuite la « Route 66 » de Bobby Troup avec un piano douché comme celui de Nat King Cole dans son onctueuse version vocale, et où les Rolling Stones sur leur premier album traîneront leurs guêtres avec une version plus Rock Anglais et souvent sur scène.

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L’idole absolue des Rolling Stones justement, et l’un des rares pionniers noir du Rock’N’Roll, fut Chuck Berry, dont Drew Davies reprend le « Beer Drinking Woman » de Memphis Slim sur un bon piano Boogie, puis un bon solo de guitare sur les claquements du saxophoniste, avec des effets slide glissés à la Chuck Berry puis Keith Richards.

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Les danseurs de Lindy-Bop marquent la cadence d’un autre succès de Louis Jordan et ses Tympani Five: « Is You Is or Is You Ain’t My Baby » rehaussé d’un tempo Tango Paso Latino sifflé de joie par les danseurs qui partent en Mambo Twist.

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Drew Davies reprend ensuite « Ten Days, Ten Nights » de Harry Connick Junior qui avait tout pour devenir le nouveau Sinatra (jusqu’à l’adoubement de celui-ci) et bion pianiste de Jazz, mais bifurqua hélas vers un album de Jazz et un de chanteur de charme… Le drumming est bop et funky.

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Le set se termine à la préhistoire du Rock’N’Roll avec ce fameux « Shake Rattle and Roll », créé par Big Joe Turner bien avant Bill Haley et ses Comets, sans parler d’Elvis Presley, repris avec un faux départ, puis une reprise hallucinante du thème.

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Pendant la pause, je vais aux toilettes troglodytiques du club à partir du bar plus classieux en surface, et me rend compte que le second escalier qui en descend et atterrit derrière le public. La cave a ses coursives, ses tunnels et passages secrets, mais garde, comme le Village Vanguard mythique de New York, la forme globale d’un pavillon auditif, d’où cette acoustique magnifique, la scène étant la perle et nous la périphérie du coquillage. Pas de repos pour les Lindy-Boppeurs qui dansent entre les sets sur la musique diffusée : le « Hound Dog » d’Elvis au break de batterie fracassant que James Dean chantait au téléphone à Marlon Brando pour le faire enrager, ou un rock surréaliste de Slim Gaillard.

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Le second set de Drew Davies commence avec « You Are Sexy Baby », puis le grand classique de Louis Jordan « Caldonia Boogie », un Jump Blues de 1945, avec des cris moins aîgus dans ses « Cadloniâ! », mais aux bons riffs rythm’n’blues, le piano bien boogie woogir, les riffs de saxophone qui montent, montent jusqu’à la transe du swing, jusqu’au cri et un solo de batterie fracassant et une chase guitare/saxo.

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Drew Davies finira avec « Harlem Nocturne », composition à la « Night Train » de 1939 imitant le son de Duke Ellington dont Johnny Otis (père de Sugar Ray Otis donna un excellent arrangement et qui resta à la fois moderne et empreint de nostalgie, comme la bande son d’un polar idéal.

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Drew Davies débute lent, sensible, puis quitte la scène pour fendre la foule en délire des danseurs de ses riffs, parcourt le club, s’assied sur le canapé rouge (la meilleure place), de l’autre côté de l’entrée entre deux filles, puis repart en blues lent mais profond, accélère à nouveau, cite « My Girl » d’Otis Redding, grand chanteur de Soul Music qui mourut en 1967 dans un accident d’avion avec son groupe les Bar-Kays, et l’ « It Ain't Me » de «Fortunate Son » de Creedence Clearwater Revival avant un solo de batterie fracassant en un délirant, éclatant final.

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Bref, drew Davies et son Swing Band a élevé le Rythm’N’Blues à l’intensité musicale du Rock’N’Roll, tout en rendant hommage aux Rythm’n’Blues et Jump Blues noirs qui le précédèrent.

Jean Daniel BURKHARDT