Géraldine Laurent est une saxophoniste en vogue dont on parle depuis son album « Time Out Trio » en 2007 (.

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Née en 1975 à Niort, elle est découverte en 2005 par Pascal Anquetil à une Jam au Festival de Jazz de Calvi, puis saluée par un article dithyrambique du saxophoniste Jean Louis Chautemps, saxophoniste Lesterien reprenant du service pour l’occasion dans Jazzman, adoubée par Aldo Romano dans son "Just Jazz Concert".

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Cette alto fan de Sonny Rollins a choisi comme lui pour son « Saxophone Colossus » la formule du trio sans piano, avec Yoni Zelnik à la contrebasse et Laurent Bataille à la batterie, section rythmique sans filets résonnante et frétillante à souhait qui lui laisse la liberté de se mouvoir, de faire vivre, jouer et déjouer sa musique, un répertoire de standards méconnus et ne ralentir le tempo que pour le dépasser ensuite par un jeu plus rythmé.

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Géraldine Laurent semble plus petite que sur la pochette de l’album où elle est au premier plan, avec son simple alto.

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Elle commence par « Lester Left Town » de Wayne Shorter, composé après sa rencontre avec Lester Young à Toronto lors d’une permission, quand celui-ci quitta la ville, et qu’il fit jouer par les Jazz Messengers d’Art Blakey quand il intégra l’orchestre .

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Elle commence en Blues lent, puis, très vite, accéléré, avalé avec la section rythmique qui suit et précède ses chorus, entrecoupés de breaks, de silences vertigineux comme des gouffres. Elle fléchit les genoux, se cambre en deux, sautille sur un pied, balance l’autre jambe, vit la musique physiquement, la danse, lui donne corps, lui prête vie, portée par le souffle, la passion qui l’anime, le rythme dans le fracas des ras de Bataille, se balance d’un côté l’autre, en avant, arrière, portée, habitée, possédée par sa musique, danse sa transe. Hard-Bop pure et dure, aucun doute, elle a de la musique en elle et ne triche pas pour la livrer au public.

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Suit « Fables Of Faubus », composé par Charles Mingus contre le gouverneur égrégationniste d’Alabama Faubus (homonyme de la victime d’un roman satirique du Moyen-Âge) mais au texte militant vite censuré, qui commence par une cymbale hystérique et des phrases d’alto calme, où l’on ne reconnaît tout d’abord le thème qu’à la puissance Mingusienne de la basse.

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Puis Géraldine Laurent tourne autour du thème, avant d’en prendre le comique ambulatoire de la mélodie à bras le corps. On assiste à la construction de cette reprise personnelle en train de s’ébaucher, de se faire.

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Basse et batterie la suivent au doigt et à l’œil, à l’oreille, le bruissement et la frappe de la batterie, les cordes de la basse soutenant son jeu, rappelant le thème quand elle s’envole, lui donnant à la fois une légèreté et une violence, une urgence et une modernité qu’on ne lui connaissait pas chez Mingus, le démontant pour mieux le remonter sous nos yeux, le complexifiant, mais lui donnant aussi la clameur où l’on retrouve le Mingus habité, haranguant ses troupes sur scène, ou au studio Rahsaan Roland Kirk d’un « Ooh Yeah !».

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La cohésion du groupe tourne à plein régime, détourne le thème mais marche à merveille, à la fois fidèle au répertoire et à la spécifictié, à la modernité de ses arrangements.

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Pendant le solo de contrebasse à la Mingus sur le tinkty-boum cher à Lester « Pork-Pie-Hat » Young, Prezident des saxophonistes, Géraldine Laurent joue les sirènes lointaines aux phrases rythmiques, entre la barre de ce navire et la mer déchaînée vagues en battant les flancs. Zelnik va chercher les notes tout en bas de l’instrument, comme fourrageant dans ses tripes de cordes, la soute, puis se fait Africain, de Guembri à Kora,, puis reprend son rôle de simple soutien rythmique dans le final. Il a fait passer un peu de Mingus dans l’interprétation.

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Suit « I Fall In Love Too Easily », (de Jule Styne et Sammy Cahn) sublimé par la voix de Chet Baker en son temps, le plus féminin des chanteurs de Jazz. Le saxo commence dans les basses, retombe doucement, tendrement, comme une plume, sur le fil de la basse, remonte et amorce la mélodie avec des arabesques dont on suit les volutes, contents de l’entendre assumer aussi sa part féminine, cette tendre quiétude, cette douceur de vivre mélancolique, Lesterienne, passée chez les « copycats » blancs de la West Coast (Stan Getz, les Brothers, Al Cohn et Zoot Sims, Art Pepper et Gerry Mulligan) après le feu volcanique dont elle s’est montrée capable. Le feu, d’ailleurs, il couve et court toujours dans ses doigtés qui semblent vouloir rattraper son souffle sur les clés, dans le mouvement balancé de sa jambe aussi.Pendant le solo de basse, Géraldine Laurent joue en sourdine, comme intérieurement, rentrant dans l’instrument sur le battement des balais. Puis elle reprend la mélodie, retrouvant le thème, reprenant la chanson (la grande leçon de Lester à Sonny Stitt lui braillant son Blues aux oreilles dans le car du JATP : « Est-ce que tu ne pourrais pas me chanter une chanson ? »), mais en s’accordant comme Lester certaines libertés avec sa mélodie (lui était capable d’interpréter tout « These Foolish Things » avec Dodo Marmarosa sans en jouer une seule note mais en respectant L’ESPRIT plus que la LETTRE, le rendant indubitable une fois informé).

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Elle termine seule, très lente, en apesanteur sur la rythmique, puis, comme pour se dégager de l’ornère de la seule émotion sentimentale, accélère soudain à la Parker (qui était aussi capable de démonter/remonter un standard) auquel elle rendra hommage ce 18 février ce mois-ci à La Vapeur de Dijon, remonte toute la gamme, à la Bop, à la Blues, le dépasse, enchaîne sur les chapeaux de roue sur celui qui fit passer son saxophone alto blanc dans le free jazz, Ornette Coleman avec sa version de son « Rejoicing» pour laquelle ses acolytes la rejoignent, joignant le geste au titre.

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Elle arrive à extirper Ornette de la froideur de son style bruitiste, qui, personnellement, m’a toujours glacé le sang chez lui, lance son genou, une jambe puis l’autre d’avant en arrière. La basse la suit dans le groove jusqu’à l’accélération finale de la batterie.

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Suit un « standard revisité avec ses collègues », «Skylark » de Hoagy Carmichael et Johnny Mercer qui. La batterie à son tour se fait africaine et urbaine, la basse complice, complexe.

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Puis je reconnais en ce standard qui m’est inconnu la mélodie ou celle de «Stella By Starlight» et « The Way You Look Tonight » par Stan Getz sur « Stan Getz Plays » dans le chorus de saxophone au flot d’abord lent, puis qui devient de plus en plus rapide au milieu des rebonds de la basse, surfe, s’échappe à la Getz sur les standards de au Storyville en solo puis retrouve la rythmique.

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Tout l’art du Jazz est dans cette tension entre cette irrésistible pulsation rythmique forte de la danse qui vous fait taper du pied et la liberté que l’on prend de la dépasser par une échappée libre ou de la précéder, puis de jouer à nouveau avec les autres, être à la fois soi et servir les autres, en quelque sorte, et rares, trop rares sont les Jazzmen et Jazzwomen, à plus forte raison par le macchisme longtemps attaché aux instrumentistes reléguant les femmes au seul rôle de chanteuse et de canari sexy, car plus rares, qui nous offrent aujourd’hui la grâce de cette évidence où notre nostalgie émue sent monter les larmes en se disant « C’est ça », en reconnaissant la manière de tous ces grands Jazzmen disparus qu’on ne verra jamais, ça a toujours été ça, ça l’est de moins en moins, à cause de l’influences de traditions extérieures au Jazz, mais parfois encore, par instant, on retrouve cette émotion fugace, et on est au Paradis, et ça vous recharge les batteries, vous rend la foi dans l’avenir du Jazz par son passé glorieux.

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Mais déjà Géraldine Laurent compte à rebours les cinq temps du prochain titre. On croit reconnaître dans l’orientalisme oiseleur un thème, dont elle s’échappe pour voler de ses propres ailes sur la basse à la « Olé » de Coltrane dans sa latinité hispanique dansante sur laquelle le saxo groove et volète.

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Grâce à l’éclectisme du répertoire de Géraldine Laurent, on découvre/redécouvre des standards ou même des musiciens, comme Denny Zeitlin (pianiste de Charlie Haden en 1965 et psychiatre, compositeur en outre de musiques pour l’émission pour enfants « 1 Rue Sésame ») et son « Repeat », qu’elle fait groover sur la batterie avant un solo de Laurent Bataille entrecoupé de breaks, puis il accélère, s’emballe sur la basse et le saxo dans une montée vers les cymbales et en drum’n’bass sur la basse, tandis que le saxophone reprend le thème sur différents tempos.

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Si je ne connaissais ni le compositeur ni le thème, cette reprise bouillonnante m’a enchanté dès le disque, et être une musicienne de Jazz c’est aussi ouvrir les oreilles du public à ce qu’il ne connaît ou pas encore, sortir des standards rebattus.

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Géraldine Laurent vit la musique qu’elle a en elle physiquement, comme son premier soliste historique Coleman Hawkins d’après Hugues Panassié, l’habite, l’incarne à sa manière, fait corps avec elle ou accete d’être possédée par elle dans cette sorte de transe où le corps exulte et nous exalte de la passion qu’il exhale et fait vibrer le Jazz et son public depuis son origine. Et encore une fois, ce mélange de respect pour la tradition et de ferveur moderne est trop rare.

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Arrive le Bis « puisque vous insistez », avec des phrases colemaniennes mais Steve Coleman cette fois, pas Ornette, celui qui parmi les saxophonistes afro-américains actuels est allé, après des débuts funk et Hip Hop, rechercher les origines du Jazz dans le Bouddhisme, en Afrique, en Egypte et jusqu’à Cuba , emmenant avec lui le rappeur Kokayi, puis le reprenant pour « Lucidarium », montre la voie.

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La batterie l’accompagne d’une sorte de clavé (elle a repris aussi le mexicain « Tijuana Gift Shop » de Mingus), tandis qu’elle lance la jambe, glisse et s’envole sur la pointe des pieds sur le tremplin de cette rythmique bien huilée. Comme quoi elle fait aussi partie de son époque, ou ce qui annonce peut-être ses prochains disques.



Jean Daniel BURKHARDT