Depuis 2000, l’ensemble Strasbourgeois Maliétès interprète le répertoire Turc urbain, Anatolien ou classique et Rébétiko Grec (ce qui dénote déjà une belle ouverture d’esprit, puisque les Grecs ayant longtemps été sous la domination de l’empire Ottoman, la Géopolitique a souvent opposé les deux peuples), mémoire de l’époque où Turcs, Grecs, Juifs et Tziganes cohabitaient à Istambul.

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Après un premier album «Maliétès» porté par l’énergie du Live, le second « Maliétès2 », sorti en 2007, est riche d’anecdotes pittoresques ou émouvantes sur les morceaux un jeune Juif espérant se marrer et partir en Palestine, un patron de café Rebetiko blessé lors d’une rixe et mort étouffé par une cigarette passée en douce par son frère.

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Ces musiciens polyvalents, parfois membres également du « Le Grand Orchestre De la Méditerranée» se sont réunis avec d’autres dans « L’Assoce Pikante », très active dans la région. Lior Blindermann est à l’oud, Yves Béraud à l’accordéon, Nicolas Beck (contrebasse et tarhu- descendant récent à archet du sitar indien) et Etienne Gruel aux percussions, puis Emmanuel Hoseyn During (fils de l’ethnomusicologue Jean During) les a rejoints au saz (luth Turc à long manche) et au violon, et Cem Gûner, au kanun (cithare sur table à plectres), qui est absent ce soir.

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Hier soir 30 janvier et ce soir 31, à Pôle sud, l’Ensemble Maliétès présente son nouveau spectacle nous emmenant «Dans les ruelles d’Istambul », avec deux chanteuses en plus, la Turque Hacer Toruk et la Grecque Xanthoula Dakovanou, qui joue également du kanun.

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Ils arrivent dans l’obscurité, ombres masculines et féminines, prolongées de celles de leurs instruments. Seul le battement sourd d’une percussion introduit la chanteuse turque brune sur les soufflets de l’accordéon. Nicolas Beck joue d’un tarhu de bois pourpre avec un archet perpendiculaire, instrument très beau à regarder monté sur un pique qui semble ancestral, mais est en fait une création récente de la lutherie orientale. Lior Blindermann ajoute des sons électro-acoustiques entretenant le mystère, grésillements électriques de l’urbanité. Puis le saz d’Emmanuel Hoseyn During part en style Anatolien soutenant la chanteuse grecque blonde habillée de rouge et noir.

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A l’arrière, un dais de tissu blanc plié en diamant reflète les images immobiles d’un vidéo projecteur : le chatoiement des étoffes d’un souk telles les plumes d’un paon, puis des vues d’Istambul en vitraux, comme par éclats décomposés en prisme, création du vidéaste Franck Mahmoudian. Le tarhu est utilisé pour faire un bourdon obsédant de son archet, et Lior Blindermann, qui a pris son oud, le tapote à l’horizontale sur ses genoux avec une fine baguette. L’ensemble trouve un son de groupe d’une intensité proche de celle d’un Rock underground dans ses réitérations très modernes. Gruel joue également d’une main d’un bendir assis sur pied comme une caisse claire et d’une cymbale. Tout s’assourdit sur l’accordéon.

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Lior Blindermann présente les chanteuses Hacer Toruk et Xanthoula Dakovanou, le programme « 0ans Les Ruelles D’Istambul », où les voix des femmes portent les chansons dans l’attente du retour des hommes, mais je suis moins turcophone encore que lui qui prétend ne pas l’être beaucoup, et ne me souviens pas du titre : « Gitide Miti… ».

Les deux chanteuses mêlent leurs voix à celle de Lior Blindermann. Xanthoula joue du daf (grand tambour sur cadre oriental) et Gruel d’un tambourin à grelots. Les voix des chanteuses s’allongent en volutes sur l’accordéon et le violon. Le solo d’accordéon se déroule sur le rythme à deux temps des tambours, suivi du violon en pizzicato sur la peau du tambourin, avec une richesse d’effets de Gruel tant sur la peau que dans les clochettes de ce simple tambourin, alors que les autres maintiennent ce «groove alla turca» particulier.

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Suit « un Taxi pour Bebek », composé par l’accordéoniste Yves Béraud quand, à Istambul avec Lior Blindermann, ils avaient pris un taxi périlleux dans la circulation dense pour rendre visite à sa grand-mère de celui-ci dans le quartier de Bebek, près du détroit du Bosphore.

Les soufflets voyageurs de l’accordéon nous font passer dans le quartier Tzigane par une introduction lente de style joué aux banquets de mariages, puis les arpèges de l’oud montent en sourdine. Le démarrage est lent, hésitant, ler taxi s’ébranle ou le temps d’en trouver. Puis l’oud se fait plus rythmé, suivi du saz, et ça démarre, avec des cahots d’ «Automobiles Mobiles» sur la darbouka assise, la basse slappée, tandis que le chapiteau de toile montre les doigts d’Yves Béraud courant sur les touches noires et blanches de son accordéon sur les envolées aigues du saz.

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Xanthoula Dakovanou présente une chanson de Rosa Eskenazi (l’interprète Grecque du Pirée de « I Boemissa », enregistrée dans « Maliétès2 » ou une chanteuse Tzigane qui passe sa vie dans les vapeurs de l’alcool et les fumées du haschisch avec le rythme rapide qui va avec), qui tombe amoureuse d’un petit boucher. Le violon est en pizzicato sur l’oud sous le saphir bleu scintillant du prisme de diamant. En effet, musique grecque et turque se ressemblent dans leurs rythmes et leurs formes improvisées. La voix de Xanthoula Dakovanou est magnifique, vibrante d’émotion dans ses envolées, à la Angélique Ionatos dans Sapphô, suivant les changements de rythme subtils de l’accordéon, avec quelque chose dans son émotion des madrigaux italiens de Monteverdi sur ce rythme à deux temps. Suit un beau solo de violon d’Emmanuel Hoseyn During, que sa passion pour la musique et le voyage a mené, alors guitariste de flamenco, jusqu’à Tachkent en Ouzbékistan où il rencontra et enregistra un disque avec un groupe traditionnel Ouzbek, qu’il fit ensuite venir à JazzD’Or à Strasbourg. Mais finalement il a de qui tenir, étant le fils de l’ethnomusicologue Jean During spécialiste des luths et des musiques de cette région et auteur, entre autres, de «L’Audition Soufie » . Sur le dais, un cavalier camarguais vert d’ouzo galope aux reflets rouges du couchant.

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Hacer Toruk chante « après l’absence, la séparation : l’homme s’en va mais dit à la femme au visage semblable et au soleil qu’il ne l’oubliera pas et espère ne pas en être oublié en retour.» Le tarhu joue dans les basses, et Gruel d’un tambour digital Iranien frappé sur le corps de bois du plat de la main. During est au saz, aux harmonies prolongées par l’oud, tandis que Béraud souligne la mélodie de la voix de son accordéon. Mais déjà sur le linge blanc en parapluie le visage de l’aimée se brouille dans l’imprécision du souvenir sur le solo d ‘oud accélérant le tempo, qui redevient ensuite majestueux sous la voix.

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Suit un instrumental de Maliétès première manière porté par l’énergie improvisée du live où tarhu et violon se répondent sur le rythme des percussions, rapide comme une czarda Tzigane sur la cymbale. L’oud par sa finesse dans les aigues remplace le kanun de Cem Güner absent dans la vivacité sur les harmoniques de l’accordéon, les frappes variées des percussions et de la cymbale, la pulsation de la contrebasse. Cette folle cavalcade allume sur la toile les feux d’un rubis rose rougeoyant.

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Xanthoula Dakovanou annonce un amour né à Istambul entre une fille juive et un garçon chrétien, et finalement c’est elle qui joue du kanun aux cordes tremblotantes, très lentement, aux arabesques comme portées par le vent, très émouvantes sur les grelots du tambourin. Puis le chant de Xanthoula qui rappelle par sa profondeur celui d’Ayet Ayad dans le même répertoire de romances Arabo-Andalouses des cultures juives et musulmanes expulsées d’Espagne par la Reconquista. On reconnaît aux fréquentes terminaisons en a l’espagnol ladino souligné par l’accordéon.

Sur le dais, le ciel bleu où tremblent au vent des fils. Electriques, comme pour relier ces cultures, comme si chacune était une facette de ce prisme de diamant, de cette lumière.

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Le tarhu est utilisé dans le titre suivant de manière très originale par Nicolas Beck, presque avec violence, l’archet crissant ENTRE les cordes et les frets, A TRAVERS l’instrument, dépassant son rôle de seul accompagnateur en bourdon discret sur une autre romance judéo hispanique majestueuse et très émouvante à l’arrangement dépouillé, où la voix trouve un écrin moderne qui en rehausse l’éclat et l’émotion pure du répertoire ainsi modernisé.

Soudain, le rythme change juste avant le solo de saz sur l’accordéon utilsé peresque seulement pour ses soufflets, à la manière d’un harmonium portatif et l’oud, électrifié riffe de manière quasi-Rock. A quand un « Maliétès Electrique » (Le Grand Ensemble de la Méditerranée se produit déjà en Electrik GEM avec un trio pop-rock). Mais Lior Blindermann utilise déjà son instrument d’une manière plus actuelle que traditionnelle avec le groupe néo-Klezmer IvRim avec Yves weyh (accordéonisiste de Zakarya, le seul groupe français produit par le label « Tzadik » de John Zorn, et de Strasbourg, Gogorigo!), en concert gratuit à la Médiathèque du Centre-Ville de Strasbourg le 10 février à 20 h).

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Hacer Toruk revient sur des accords de saz dans un style très lent, Anatolien, puis comme dans la musique classique de cour Ottomane, le Fasîl, musique très ornementée dont Cinuçen Tanrıkorur était l’un des spécialiste. A la croisée des chemins, au bord du Bosphore, l’oud regarde vers l’Orient et le saz déjà vers l’Asie Mineure, l’Azerbaïdjan et la Chine, les steppes dont descendirent Attila et Gengis Khan et leurs hordes de Huns, Tartares et Mongols.

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Le concert se poursuit avec un thème du poète soufi Turc Yunus Emré, contemporain du premier Derviche Tourneur Jalal-Ud-Din-Rûmi, qui écrivait en persan et à qui il dit un jour « Si t’as trouvé, pourquoi tu tournes ? ».

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Pauvre paysan, Yunus avait vu son village dévasté par les mongols et sur le conseil de Haji Bektashi Veli, était allé dans un monastère dont le maître aveugle lui confia la tâche de balayer la cour. Balayant, il se chantait à lui-même des poèmes mystiques. Un jour, lassé de balayer, il quitta le monastère, traversa des montagnes et en plein désert rencontra une troupe de nomades attablés devant un festin. Il leur demanda comment ces mets étaient venus sur leur table, et ils répondirent «Le vent nous amène les chants d’un derviche que nous reprenons en cœur, et Dieu pourvoit à tout cela.» Yunus leur demanda de lui apprendre l’un de ces chants et comprit son erreur en reconnaissant les siens, revint en courant au Monastère, mais garda toujours sa liberté d’esprit. Je tiens cette histoire, et tout ce que je sais de la musique et cultureTurque de mon ami Rusen Yildiz, montreur d’ombres.

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Ils jouèrent donc une chanson de Yunus Emré « Mon Cœur Brûle », introduite par les halètements de la soif et du souffle court de Lior Blindermann rythmant le bourdon du tarhu, tandis que Hacer Toruk joue en chantant du daf d’une manière très moderne, et que sur le diamant des mains jouent avec le feu au soleil du désert. L’arrangement est là encore très moderne, plus quand on y pense que ceux de leurs précédents disques, plus traditionnels, d’une actualité troublante, presque Rock. On retrouve aussi les percussions des danses soufies des derviches tourneurs où le danseur tournoie dans une ivresse divine puis fléchit les genoux, et le simple contact de la terre suffit à lui redonner l’équilibre au bord de sa chute, comme le géant Atlas qui puisait sa force dans sa Terre-Mère Gaia, étouffé par Hercule entre Ciel et Terre pour cette raison, qui donna son nom aux montagnes. Saz, oud et accordéon rythmique frappé du plat de la main se rejoignent dans un trio époustouflant, puis tout disparaît avec l’accordéon comme un mirage.

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Xanthoula Dakovanou revient en bis, « chante autant de chansons qu’il y a d’étoiles dans le ciel», les notes égrènées par son kanun semblant en effet descendues des sphères célestes avant une autre romance séfarade de l’Orient Grec devant les miroitements d’un saphir bleu.

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En final, ils chantent ensemble "Mansevo Dobro", cette chanson d'un jeune Juif qui veut se marrier et partir en Palestine (sinonyme d'Israël avant sa création), jouant tous des percussions.

Merci à Maliétès de nous faire découvrir ces musiques et aussi de les moderniser de la sorte.

Jean Daniel BURKHARDT