Autre plateau franco-allemand, ce dimanche 9 novembre à Pôle Sud : le groupe Soko Steidle avec Rudi Mahall (clarinette basse) et Oliver Steidle (batterie), deux des trois « Der Rote Bereich » bien connu au festival, le bassiste Jan Roder de « Die Entaüschlung » (trio avec Mahall) et Heinrik Walsdorff au saxophone alto, puis le projet « L’imparfait des Langues », dernier en date de Louis Sclavis avec Maxime Delpierre à la guitare.

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Après l’avoir vu avec Der Rote Bereich, Aki Takase (dans un projet Fats Waller) et Louis Sclavis, j’avoue n’avoir jamais apprécié à ce point Rudi Mahall. J’ai trouvé en outre le batteur Oliver Steidle d’une liberté rythmique hallucinante, capable de tenir le tempo, d’expérimentations modernes à la manière de Jim Black et d’échappées libres. Le bassiste était lui aussi libre et au taquet, quant à Heinrik Walsdorff, il assurait une seconde voix empêchant Mahall de jouer droit ou le soutenant avec à-propos.

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Si j’avoue n’avoir pas toujours tout compris (mais la musique est-elle là pour être comprise ou ressentie?) et n’ai pu accrocher au vol toutes les pistes volatiles lancées en bouts de standards, j’ai apprécié cette sorte de Hard Bop très libéré, dont l’énergie et la situation dans notre époque m’a inspiré cette comparaison : leur enthousiasme débridé m’a fait penser à celui des « Chicagoans » blancs de Chicago (Milton Mezz Mezzrow, Muggsy Spanier, Gene Krupa, voire Bix Beiderbecke, puis Benny Goodman à ses débuts de «tourelle»). Ces jeunes blancs-becs fous de Jazz authentique New Orleans en voulaient avant et contre tout le monde, quand personne n’en avait cure ni ne le considérait comme de l’art, et Gene Krupa fut un jour traité ce «cannibale » par une bourgeoise choquée de tant d’ardeur à la batterie. D’autres jeunots européens nourrissaient la même passion à Paris ou Berlin dans les cabarets en jouant « L’Opéra de Quat’Sous » de Brecht et Weill. La passion et la vitalité, l’énergie leur tenait lieu de talent au départ, et ils y croyaient si fort qu’à force de jouer nuit et jour ils apprenaient sur le tas, ou jamais, inventant comme Pee Wee Russell le free sans le savoir en jouant très imbibé d’éternels Blues éculés d’avant-guerre, puis parfois Monk in extremis après-guerre…

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Rudi Mahall et ses collègues partagent cette passion exclusive, cette fièvre aujourd’hui, presqu’un siècle après, où personne ne veut PLUS du Jazz, ou pour tout lui prendre sans jamais rien lui rendre. Evidemment ils y sont revenus par des moyens très détournés : le free, l’harmolodie d’Ornette Coleman, le Rock pas forcément Jazz, le punk ou la scène underground Berlinoise, mais l’aventure est belle et vous emporte malgré vous, vous charrie en canyoning sur leurs solos torrentiels, et finalement seule compte l’énergie déployée, partagée, brûlée par les deux bouts.

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Arrivons à un autre enfant terrible, d’expérience(s), celui-ci, le clarinettiste Louis Sclavis. Né en 1953, il abandonne Lycée et Conservatoire en 1970-71 pour sa vivre sa passion du Jazz impovisé, joue pour le théâtre en live, puis entre au Workshop de Lyon et au Marvellous Band aux tuyaux divers, rencontre les pionniers historiques du Free français Bernard Lubat ou Michel Portal.

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En 1985, il enregistre « Clarinettes », composé et joué seul en live, tout un univers interprété par ses seules clarinettes en re-recording. Le répertoire, il s’y colle, à la tête d’un « sextette de chambre» pour s’en détacher, comme Ellington ou dans « Le diable et son train » recherche les « Violences De Rameau », respectant le menuet quelques secondes pour ensuite partir dans une course folle sur un rythme ska.

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En 1995, on le retrouve en Afrique avec Henri Texier et Aldo Romano, autres vétérans du free. Au tournant du siècle, pour changer de millénaire, il recrute des musiciens plus jeunes que lui comme le violoncelliste Vincent Courtois pour « L’Affrontement des prétendants » et le trompettiste, cornettiste de poche et vocaliste fou Médéric Collignon pour « Napoli’s Wall», chantant la sérénade sicilienne modifiée par porte-voix dans « Divinazione Moderna » et dans le "Big Napoli", engage même des slammeurset rappeurs.

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Mais Sclavis aime aussi à brouiller les pistes. Après ce bain de jouvence, il reprend ses souvenirs d’Afrique avec « African Flashback », puis recrute le jeune guitariste Maxime Delpierre du groupe « Limousine » sur le label Chief Inspector pour « L’Imparfait des Langues» en 2007, au son très Jazz-Rock contemporain, dont il a déjà changé le personnel de moitié, le clavier parti, Matthieu Metzger au saxophone ayant pris la place de Marc Baron, Olivier Lété arrivé à la basse, Maxime Delpierre resté à la guitare et François Merville, son vieux complice de « Ceux qui veillent la nuit » (1996) toujours à la batterie.

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On l’aura compris, comme Michel Portal, Louis Sclavis est de ceux qui prennent à bras-le-corps l’ennui et la répétition, ces cancers du jazz qui ont participé à tuer Charlie Parker (« cette note je l’ai déjà jouée demain » lui faisait dire Julio Cortazar dans « L’homme à l’affût »), mort de ses excès, mais aussi de ne pouvoir être à son époque autre chose que Charlie « Bird » Parker, fût-il le meilleur du monde, et fit quitter son excellent mais trop confortable quartet mythique à Coltrane dont il pensait avoir fait le tour.

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Sclavis est toujours entre deux trains, deux avions, deux concerts. Dans sa carrière aussi il est toujours, comme ici, entre deux disques, deux groupes, deux projets. « L’Imparfait des Langues», après un an et déjà un concert dans la région au grand complet, il le conjugue déjà, justement, au passé, dépassé, forcément « imparfait » car étape d’un «work in progress » permanent où le voyage importe plus que les stations, juste des balises pour marquer l’instant, graver un signe. Comme pour Steve Coleman outre-atlantique, la commercialisation des disques par les labels sera toujours trop lente pour lui. Il enregistre un disque, joue son programme en concert quelques mois et on l’imagine déjà s’échappant vers de nouvelles aventures.

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Au point de vue du répertoire aussi, on connaissait de par « L’Imparfait Des Langues » «Premier Imparfait B », «Le Verbe» qui vaut comme acte, énergie, Rock’N’Roll Balkano-Free comme il sait faire et « L’idée du Dialecte » (dont nous savons quelque chose ici en Alsace, mais que je ne pratique pas personnellement) qui m’a fait me poser du « Dialecte » appliqué à la musique : si la langue c’est le courant principal, le flot commun, le commerce sans risque, le dialecte ce doit être pour Sclavis cette langue personnelle, insoumise, n’appartenant qu’à lui, et à ceux avec qui il la partagent musicalement, se faisant alors « DI-ALECTE » à deux ou plus, DIALOGUE selon les affinités musicales et électives devenant par l’acte improvisateur effectives.

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La grand don de Louis Sclavis, son talent, c’est cette curiosité envers l’autre, cette adaptation de son jeu au jeu Rock de Delpierre qui lui permet d’être par moments AUSSI LUI-MÊME qu’avec ses potes de « Limousine » avec qui il jamme depuis des années tout en pouvant dire qu’il a « joué avec Sclavis », ce qui finit par faire quelque chose, même si lui-même n’en a cure. Et à la fois Sclavis, s’il apprend de ses jeunes acolytes, reste lui-même, dans ses titres les plus composés. On y retrouve la beauté des mélodies naissant parfois du chaos de l’improvisation, son Free Balkanique à l'énergie Rock sorti de son Folklore Imaginaire, ce côté Dolphy dans le cri "Out To Lunch" (disque qu'il considère comme un disque Rock par son beat).

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Mais par humilité ou dégoût de s’installer, Sclavis a toujours refusé d’être érigé en statue, de s'endormir sur ses lauriers pourtant bien mérités, a toujours préféré fuir, être en marche, et lorgne déjà sur son prochain groupe, son prochain disque, et en a joué déjà quelques titres : « Lost On The Way » (ça ne s'invente pas et ça promet!), pour nous y perdre et avoir la joie de nous retrouver ensuite dans l’éternel « Imparfait des Langues ».

Jean Daniel BURKHARDT