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Novembre, c’est à Strasbourg la saison du festival Jazzdor, qui après le nouveau trio de Daniel Humair, Joachim Kühn et Tony Malaby, invitait à Pôle Sud un double plateau franco-allemand : le projet Ciné - concert LOK 03 et la formation « Tous Dehors » pour ses quinze ans.

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LOK 03 est un projet réunissant le pianiste allemand Alexandre Von Schlippenbach, spécialiste de Thélonious Monk et son épouse la pianiste Japonaise Aki Takase avec le DJ Berlinois Illvibe (machines, platines et samples) devant le film « Berlin, Die Sinfonie der Grosstatd » réalisé en 1927 par Walter Ruthman avec à l’origine une partition effectuée en direct par soixante-quinze exécutants d’Edmund Meisel.

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Au-delà d’une journée de la cité industrieuse de Berlin et de la foule cosmopolite de Berlin et socialement mixte du Berlin de cette époque, on pouvait voir dans ce film qu’à cette époque, les premières voitures partageaient les rues avec les tramways les chevaux de fiacres et même les bovins, les policiers organisant le passage alterné de toute cette foule, se sustentant selon ses revenus dans les restaurants ou les bouis-bouis infâmes, voire pour les plus pauvres des détritus de ceux-ci.. Le film prend ainsi une portée sociale, avant la crise de 1929 et ses brouettes d’argent sans valeur.

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La nuit tombée, un ballet de voitures parcourait les distractions offertes par les cinémas, l’exotisme était à la mode (le jeune Ravi Shankar, alors danseur, s’y produisit) et sur la scène des cabarets, , les chorus girls faisaient le bonheur des clients dansant sur le fox-trot dans les dancings.

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Musicalement, Aki Takase effectua une belle version dans le style de Fats Waller (qu’elle interpréta il y a quelques années à ce même festival) du standard «How Long Has This Been Going On ?» de Gershwing déjoué à la Monk par Alexandre Von Schlippenbach.

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Quant à DJ Illvibe (http://www.youtube.com/watch?v=_J9wWxbxRfA ), sa participation la plus intéressante fut son scratch sur la voix et la guitare d’un vieux disque de Blues dans le titre « Oklahoma ».

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Arrivent le mini big-band « Tous Dehors », avec Laurent Dehors aux saxophones et clarinettes, Catherine Delaunay (clarinettes, accordéon diatonique) Denis Chancerel (guitare et banjo) David Chevallier (guitares sept et douze cordes), Bastien Stil (tuba, trombone, piano, clavecin), Gérard Chevillon (saxophone basse et flûtes), Damien Sabatier (saxophone alto, baryton et hautbois catalan du nom de « graille», Jean-Marc Quillet aux lames (vibraphones, marimba, xylophone et glockenspiel), Michel Debrulle (batterie) et Antonin Leymarie ( batterie, percussions).

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Laurent Dehors a mis un anorak bleu «pour votre climat continental froid ». Ils commencent par « Carolina Shout » (prononcer « choute»), leur reprise de «Carolina Shout» (prononcer « chaout » des pianistes stride Willie Smith The Lion et James P. Johnson. Mais ici ils le jouent collectivement avec tant d’enthousiasme qu’on croirait l’entendre par les Red Hot Peppers de Jelly Roll Morton, avec leur touche destroy en plus mais une belle énergie d’ensemble et un côté destroy dans les aigus.

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Laurent Dehors a ramené sa cornemuse maquillée en cigogne alsacienne, plus déplumée que l’an passé, n’en restant du plumage que les pattes, et l’utilise avec des effets de tapping iranien à la Saied Shanbezadeh sur un ensemble un peu Jazz-Rock contempo en diable, dans le style de l’ONJ pour « Wahid-peccable » , basé sur une ligne Gnawa.

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Les thèmes sont annoncés avec humour : « La Fin de l’Eté » (« parce que c’est dur ») succédant à « Un Matin Plein de Promesses » (« parce que parfois le printemps revient »).

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Dans cette moyenne formation, il y en a toujours plusieurs pour garder le swing, l’esprit du jeu collectif, ou faire la meute qui chahute en tous sens et un pour faire le trublion ou maintenir l’assise rythmique, le grain de sable dans la machine bien huilée, l’élément perturbateur provocateur ou le chef de meute. Quant aux deux batteurs, Debrulle fait des roulements alors que Leymarie répète les mêmes motifs rythmiques pour marquer le tempo et en libérer Debrulle à tour de rôle, comme dans le RH Factor de Roy Hargrove. Ils connaissent leurs classiques sur le bout des doigts, mais n’en font pas tout un plat, les reprennent avec humour, comme « Fast And Furious » exercice de piano «stride» de Duke Ellington assis sur le devant de la scène en mettant le public du premier rang dont votre serviteur à contribution pour leur tenir les partitions, tandis Jean Marc Quillet derrière son vibraphone froisse bruyamment une nappe de papier en percussion recyclée sauvage, passe de notre côté, s’ enveloppe tel un fantôme et s’en libère en la déchirant comme un ver son cocon. Evidemment cet exercice de lecture appliquée n’était que l’introduction de leur propre version qui l’emmène ailleurs, « Not So Fast » («pas si vite») qui commence en effet beaucoup plus lentement (à la manière de leur version de « Let’s Dance » de Bowie où la voix même était ralentie), puis dans le final carrément Rock et beaucoup plus puissant qu’Ellington!

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La déconstruction du répertoire les intéresse plus que sa répétition ad aeternum, passéiste et n’amenant rien de neuf, et le fait avancer jusqu’à notre époque, l’emporte ailleurs.

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Leur talent c’est qu’ils SAVENT jouer et JOUENT vraiment tout, du paso-doble à la Basie / Kenton à la valse, au Jazz à la musette, comme les grands du Jazz, en SONT, mais la vie est trop courte pour le faire tout du long sans risque, alors ils EN JOUENT comme des enfants, se font les trublions du répertoire pour le renouveler.

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Sur « Avez-vous bien compris ? », Dehors joue d’un étrange instrument d’argent: une clarinette contrebasse au pavillon en haut. Ils trouvent des harmonies nouvelles, inouïes, sauvages parfois, puis à nouveau si belles, qu’elles ne vous choquent un instant que pour se réconcilier avec vous l’instant d’après, mais ne sont jamais « free » au sens de n’importe quoi pour rien, davantage des trublions dans l’harmonie des autres, pour l’humour et la distance prise avec le répertoire pour le renouveler.

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Ils tâtent aussi du « Menuet » (genre à trois temps et titre du morceau) revisité et là ça crie, ça pleure, ça hurle de terreur comme dans une Série B ou chez Fletcher Henderson les bruitages horrifiques d’époque avec les moyens du bord. Les batteurs ménagent des surprises rythmiques, faisant passer le tout de paso-doble en retour corrida tauromaché par le vibra sur les banderilles inoffensives des cuivres sur Bastin Stil, le plus polyvalent, au trombone gueulard, puis cristallin au clavecin, de la violence à la douceur surannée. Le lyrisme de Laurent Dehors éclot quand on s’y attend le moins, après avoir trituré les clés de son saxophone, dans le final en trio débouchant sur un solo lent et sublime.

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Pour le final, Bastien Stil au clavecin transporta Jean-Sébastien Bach au temps du Boogie Woogie : on reconnaît à la fois les « Variations Goldberg » et le stride primitif du Boogie.

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Bref, s’il était un rien irrévérencieux, le Jazz de « Tous Dehors » ne l’était que pour nous divertir, par sa virtuosité et son énergie.

Jean Daniel BURKHARDT