Rashied Ali (Ali (né Robert Patterson en 1933 à Philadelphie) est surtout connu pour avoir été le dernier batteur de John Coltrane, remplaçant Elvin Jones tout d’abord en duo pour le disque « Interstellar Space » en 1967, pas toujours aussi zen et cool que l’annoncerait sa superbe pochette de soleil couchant, mais qui lui fit accèder à une autre dimension sur des titres aux noms de planètes. Il le suivit ensuite jusqu’à son dernier concert au Centre Africain d’Olatunji avec Alice Coltrane (piano), Jimmy Garrison (dernier survivant du quintette mythique, Pharoah Sanders au second saxophone (toujours ce défi lancé par Coltrane à lui-même et aux habitudes) et Jumma Santos aux percussions, dans son dernier « My Favourite Things ». Il a ensuite été des aventures du Free Jazz des années 70s à la tête de son propre label « Survival Records ».

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Depuis, il s’est plutôt calmé, et son dernier « Rashied Ali Quintet » ressemble plus au mythique Quintet Hard-Bop de Max Roach avec Clifford Brown, avec une batterie coloriste et totale et des poussées vers le Free Jazz Coltranien. Lawrence Clark est au saxophone ténor, le benjamin Josh Evans à la trompette, Greg Murphy au piano et Joris Teepe à la contrebasse. Autant dire que Rashied Ali est le plus connu de l’orchestre.

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Rashied Ali (en T-Shirt et vêtu de noir) et le saxophoniste ténor Lawrence Clark (chemise blanche et costume noir, il ressemble à Sonny Rollins jeune) portent des bonnets de Black Muslims sur leurs crânes rasés. Rashied Ali ressemble à Manu Di Bango, mais c’est peut-être son âge et ses lunettes noires. Le concert commence par « Stain Refrain », composé par le pianiste blanc Greg Murphy . Cela commence en Hard-Bop Funky à la Max Roach / Clifford Brown. Mais la batterie reste très Coltranienne, comme le piano dans la droite ligne de Mc Coy Tyner, lumineux à la « A Love Supreme » sur les bombes de Rashied Ali, ses cymbales frétillantes et ses caisses secoués de ses ras, les deux cymbales charley étant entrechoquées par la pédale sans discontinuer, comme en apesanteur. Les cuivres s’écartent pendant le solo de piano.

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Le trompettiste Josh Evans est le plus jeune et le plus chevelu avec une coupe afro courte. En effet il a les fulgurances d’un Clifford Brown dans les arrêts, ce « big butter sound » que Clifford avait hérité du trompettiste Fats Navarro qu’il côtoya à ses débuts, et parfois des célérités de saxophones impensables sur une trompette avant le « Cherokee » de Clifford. Puis il se libère vers une trompette Coltranienne, si j’ose dire, à la Freddie Hubbard dans les aigues, aventureuse, avec une petite phrase rythmique riffée à la Miles rappelant son « Walkin’». Il semble parfois free mais la rythmique le retient, maîtrise les effets « growls », des couleurs et des styles très différents, avec des nuances, une qualité de son devenues rares de nos jours.

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Arrive le saxophoniste ténor Lawrence Clark, qui débute au Hard-Bop Rollinsien, puis le pousse de plus en plus free Coltranien à la manière de celui-ci dans « Venus » sur « Interstellar Space », monte vers un but, une étoile, un idéal, vers le haut, par paliers, jusqu’au firmament, jusqu’à atteindre cet espace interstellaire de planètes inconnues. Le flot est ininterrompu, de clé en clé, de bas en haut, maintenant une puissance sonore soutenue sur les coups de boutoir d’Ali qui ne marque pas le rythme, rôle alloué à la contrebasse de Joris Teepe (blanc également). Seul avec le batteur comme Coltrane avant lui, Clark atteint cet espace interstellaire, ces planètes de l’inouï, sur cette batterie libre, coloriste prête à tout, jusqu’au solo de batterie d’Ali.

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Ali laisse la batterie s’échapper jusqu’à redevenir tambour tellurique de l’Afrique, sonner chaque élément comme pour lui-même, tambourine comme au hasard de cymbales en charley, comme Coltrane avec ses cloches, avec des ralentis entrecoupés de charley. Ayant exploré les musiques du monde, il est autant percussionniste que batteur, pour rendre cette musique à l’Afrique, à l’Orient, aux Caraïbes, au monde. Les cuivres reviennent en un unisson joyeux avec le piano, des effets de trompette tremblés à plus mellow, en de longues phrases à la Clifford.

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Le second titre, « Flight 643 », est inspiré par les voyages transatlantiques par avion des Jazzmen actuels, et introduit par la contrebasse de Joris Teepe avec un beau solo sublime un peu à l’indienne comme l’intro de Garrison au dernier « Favourite Things » de Trane à Olatunji, de grosses voix et d’autres plus ténues s’échappant en arpèges stoppés avec le pouce, de montées en descentes où la main semble une araignée sur une seule corde comme Garrison dans « A Love Supreme », avec des effets de lâché / rattrapé de justesse.

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Reviennent le piano, puis Rashied Ali et les cuivres, et le thème commence vraiment. Trompette et saxophone semblent chacun jouer autre chose, se poursuivre pour mieux se fuir l’un l’autre, comme chez Ornette Coleman, se rejoignent en un unisson lent, puis prennent de courts solos, l’un brouillant celui de l’autre, se rejoignent encore dans un comique ambulatoire à la Mingus hérissé d’éclats en fin de phrases, d’arrêts de la batterie, de langueurs de cymbales, puis des phrases courtes, habitées par le piano.

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Le solo de trompette rappelle en effet Don Cherry, complice habituel d’Ornette, dans son refus obstiné de laisser s’établir un semblant de thème, de s’enfermer dans l’ébauche d’une mélodie particulière. Cette habitude dans le Free Jazz vient du dégoût des standards, et de tout répertoire imposé par les blancs au début du Jazz (musique de danse, commerciale) à l’époque de la libération du Jazz. Le court solo de saxophone est rattrapé par la trompette dans un jeu harmonique du chat et de la souris où la trompette s’envole en free soutenue par les longues phrases ascendantes du saxo, puis se rejoignent sur le thème Mingusien. Le piano à son tour semble refuser la notion même de solo, mais reste le plus lumineux, le plus calme, tandis que la batterie intercale ses bombes, crie des ordres devant lui, aussi chef d’orchestre.

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Suit un extrait de « Judgement Days », leur dernier disque, au titre très Coltranien: "Expectations" (attentes aussi sprituelles que politiques). C'est un thème rapide, plus Hard-Bop dans les ensembles de cuivres à la Rollins/Brown, puis arrêtés par la batterie sur le piano, et solo de trompette Cliffordien en diable, qui bifurque ensuite vers Booker Little qui succéda à Clifford Brown chez Max Roach mais mourut trop jeune, dans un certain maintien d’une forme sans mélodie apparente, puis repartant vers Don Cherry et Freddie Hubbard ; Ses mouvements sont arrêtés, orientés dans leurs bifurcations par la batterie d’Ali aux roulements Jazz sur les clusts violents du pioano.

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Ce Josh Evans connaît son affaire, toute la tradition des trompettistes du Bop au Free, et n’a pas peur de mouiller sa chemise, peut-être arrivera-t-il dans l’avenir à nous offrir autre chose pour la trompette que le surplace réchauffé d’un Wynton Marsalis.

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Le saxo prend son solo, ascendant par petites phrases de plus en plus longues et fortes, grognant puis remontant comme Coltrane sur « Countdown », premier envol de cette fusée trouvant la sérénité au bout de l’ascension vertigineuse, fait quelquefois quelques tours comme à vide pour atteindre ensuite un palier supérieur, s’envoler, planer sur sa lancée sur les roulements de turbine de la batterie à propulsion d’Ali, grattant parfois le fond de la cuve pour repartir encore plus haut.

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Sur les coupes de la batterie et la basse rapide, le court solo de piano bondit d’une touche à l’autre à pas de géants ( http://www.youtube.com/watch?v=9KuR4yQWiRI&feature=related ) , d’un bout à l’autre du clavier avant le solo de batterie plus Jazz, mélodique sur la cymbale, entrecoupé de breaks de saxophone, puis de trompette ralentissant ses ras et tambourinements et le retour final au thème, qu’ils stoppent au milieu d’une phrase d’un coup sec.

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Enfin un ballade romantique au tempo lent , ça nous reposera. Le thème rappelle la « Song For Chan » avec ce son de sprano presque vocal, plaintif, du saxophoniste Dexter Gordon jouant le rôle de pianiste Bop Bud Powell à Paris dans « Round Midnight » de Bertrand Tavernier. C’est là que trompette et saxophone se rejoignent dans des unissons sublimes, puis la trompette reprend trois notes et s’éclipse après elles, laissant à la basse le rôle du chanteur / soliste de cette mélodie aux aigus tremblotants, cherchant un peu plus bas, dans les hanches ornées de trous de l’instrument, les basses, dans un style mélodique et libre, à la Scott La Faro. La trompette revient, pour un sublime solo, avec une sonorité envoûtante à la Chet Baker, une chaleur, puis évoluant vers Clifford sans altérer l’innocence harmonique du thème, puis le tirant vers le Klezmer d’une courte cime, avant le départ ascensionnel vers sur une accélération du tempo, le dépassant par Don Cherry, puis revenant à la mélodie pour repartir de plus belle, avec toujours cette qualité de son , ces ralentissements en équilibre entre les ras dAli et les rebonds de la basse.

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Le solo de saxophone, évidemment, fait plus penser au « Naïma », la plus belle ballade de Coltrane, dédiée à sa première femme qu’à Lester Young, puis monte en countdown vers les terres inconnues où seul Trane avec Ali accéda bien plus tard, sur un tempo à deux temps, dans les graves, atterrit sur la basse jusqu’au solo de piano à la Mc Coy Tyner.

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Ils jouent ensuite une pièce de circonstance, « Tales Of Captain Black » du guitariste Free James Blood Ulmer dédié au « capitaine » Barack Obama à l’élection présidentielle Américaine.

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Ô Capitaine, mon Capitaine, dirait Walt Whitman avant Le Cercle des Poètes Disparus, j’ai le mal de mer en cette mer agitée, cette tempête forte de révolte entre trompette et saxophone sans personne à la barre du navire ! On sent Coltrane dans les échanges entre trompette et saxophone, Ornette aussi. Ils soufflent certes à fond mais à vide, sans mélodie aucune qui nous accroche ou nous guide. Il y a, dans le free poussé à ce point, une forme de froideur qui tourne le dos à l’énergie dansante du Jazz, à ce qu’il de plus populaire, et le rend élitiste à la fin.

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Dans le solo de saxophone, on retrouve le dernier Coltrane de « Jupiter » ou « Mars » sur « Interstellar Space », puis aussi son intérêt pour les instruments orientaux (flûtes) et son style oriental dans la terreur de son dernier « favourite Things », et cette quête effrénée, vers le haut, mystique, la seule direction qu’il connaisse, même face à la mort.

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Le solo de trompette est plus mesuré, à la Dave Douglas dans « Masada » avec John Zorn, répond au piano par des moyens équivalents, puis part à son pour une course folle sur la seule batterie, soutenu seulement par ses éclairs, comme se complétant l’un l’autre dans une interaction totale. Puis il retrouve l’énergie des styles de fanfare originels, prolongés d’appels de loin en loin à la Miles dans « Bitches Brew ». Dans le solo de basse, Joris Teepe cite l’hymne national américain, espérant l’entendre demain sacrer la victoire de Barack Obama.

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Ce concert était intéressant, quoique les solos allant toujours du Hard-Bop au Free-Jazz, et la répétition de compositions de ce fait un peu semblables pouvait lasser à la fin les moins habitués et même moi sur « Tales Of Captain Black ». Les solos de trompette étaient vraiment prometteurs, et je pense qu’il faudra vraiment compter avec Josh Evans quand il prendra son envol.

Jean Daniel BURKHARDT