Le Jeudi 23 octobre, évènement à Pôle Sud : le contrebassiste William Parker (accompagnateur de David S.Ware) et le grand poète noir Amiri Baraka (auteur sous le nom américain de Leroi Jones du « Peuple Du Blues ») pour le projet «The Inside Songs of Curtis Mayfield », chanteur Soul/Funk leader des Temptations, mais avec des arrangements plus Jazz, rendant mieux justice à ses textes engagés, servis par Leena Conquest (chant, danse), Dave Burrell (piano), Lew Barnes (trompette), Darryl Foster et Sabir Mateen (saxophones) et Hamid Drake , jeune batteur qui a commencé dans des groupes de Funk et de Rock avant de rejoindre la scène Jazz improvisée.

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Le concert commence par «I plan to stay a believer». La basse est forte, Parker est capable de vous envoyer la vibration d’une corde par le sol de la scène dans votre pied jusqu’au haut des gradins (ce que j’ai vécu à un concert de David S. Ware). Puis la machine d’Hamid Drake se met en marche sur un ra, avec une frappe assurée des cymbales à réaction.

Leena Conquest enchaîne sur « Cant’You Stay A Believer » avec Mateen et la trompette lui répondant. Amiri Baraka commence la première de ses « Inside Songs » dont il est l’auteur qui prolongent de sa poésie les textes de Curtis Mayfield de plus d’engagement qu’il ne pouvait en exprimer à l’époque à cause de la ségrégation : « All The Blues Are Black » (Tous les Blues sont noirs), même le Rock'N'Roll, à quoi Leena répond « Why wait the judgement day ?» (« Pourquoi attendre le jugement dernier ?»). Le christianisme forcé a longtemps fait croire aux noirs que leur souffrance se terminerait avec leur vie, que le paradis était pour les pauvres et les esclaves. Ici il est question non d’un au-delà mais d’un respect revendiqué ici et maintenant. Baraka continue « Right now we blew » (« nous avons soufflé maintenant ») et Mateen souffle dans son saxo, «to understand, to know, Believing in ourselves and in what we must do » (“pour comprendre, pour savoir, Croyant en nous et en ce que nous devons faire”). Là encore le saxo de Mateen joint le geste musical à sa parole par un trait free, comme celui des « Mystic Revelation Of Rastafari » (futurs Skatalites) de Count Ossie exprimant les méthodes cruelles des esclavagistes anglais sur les « cargos humains » amenant les noirs en Jamaïque.

Puis, Baraka menace « Beware The Revolutionnary Democracy » («Prenez garde à la Démocratie Révolutionnaire ») sur la frappe d’Hamid Drake ajoutant son groove, sa charley ses cliquetis aux riffs à l’attaque des cuivres.

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Baraka tape du pied, rappe (il est indubitablement l’une des origines du Hip Hop par son « Black Dada Nihilismus » enregistré avec le New York Art Quartet dans les années 60s, avant les Last Poets) sur sa croyance en cette « Démocratie Révolutionnaire», en eux-mêmes, tandis que les riffs évoluent sur les ras de la charley, la cymbale, que suit Baraka, slammant, par essence, par ses intonations musicales, instrument parmi d’autres, à l’origine de cet art. Leena scatte sur le piano douché de Burrell, sur les fonds sonores dramatiques, les bombes de Drake et le groove de Parker.

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Baraka pose la question de la raison de cette « Libération » : « To be free enough to speak, Free enough to say, Free enough to ourselves » (« pour être libres de parler, Libres de dire, Libres d’êtres nous-mêmes »). Les mots sonnent et leur sens, comme les discours d’Archie Shepp, rappellent l’origine, la raison sociale du Jazz et des musiques afro-américaines (Blues, Jazz, Boogie-Woogie donc Rock’N’Roll, puis Rythm’N’Blues, Soul, Funk et Rap) contre l’esclavage et la ségrégation, également à la base de la musique de Curtis Mayfield, de sa poésie et de ce projet.

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Leena Conquest enchaîne avec « We People Who Are Darker Than Blue » (Nous le Peuple qui sommes plus noirs que le Blues) de Curtis Mayfield , pour qui ils pouvaient aussi jaunes, au-delà de toute ségrégation, y ajoutant un peu de « sugar » (sucre), couplé avec « The Makings Of You », « la joie des enfants qui sont vos œuvres, l’amour de toute humanité) avec l’émotion des Gospels A Cappella.

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Ici avec le fond en riffs des cuivres remplaçant les violons d’origine, repartant sur la Drum’N’Bass de Drake et Parker de plus en plus fort, Mateen se détachant puis tous, chacun son tour et ensemble en cris avec un groove collectif. Daryll Foster prend un chorus de soprano, vêtu d’un T-shirt Black Power, puis Mateen qui porte des locks et la trompette en fanfare de Lew Barnes crâne rasé sur la cymbale de Drake aux tresses Africaines, beau tableau de l’Afrique aux Caraïbes en passant par l’Amérique, avec la barbe de Baraka et la robe rouge de Leena. Quand l’un deux veut s’arrêter, un autre continue de plus belle avec une émulation mutuelle sur la piano, la basse, la batterie.

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Le pianiste Dave Burrell est une autre légende du Free Jazz, connaissant tout du Jazz du ragtime au free, cluste les touches par révolte avec des mouvements de coudes violents à la Cecil Taylor. Hamid Drake rajoute une touche de Drum’n’Bass, d’electro-groove, puis retrouve dans son solola Jungle originelle de l’Afrique, la batterie redevenant percussion première faite de bois, de métal et de peau. Baraka le harangue, l’encourage à « jouer ça » sur ses bruits d’eau, de petites percussions sur la charley avec des répons, des prolongements, a l’Afrique au bout de ses baguettes qui la reconstruisent / déconstruisent.

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Baraka revient à l’origine de l’humanité : « Avant le Bleu, avant le Rouge était le Noir… », ce qui est vrai en ce sens que l'Afrique est le berceau de l'humanité préhistorique, et son peuple bien mal récompensé. Leena répond en chantant «Nous ne sommes bons à rien, disent-ils » (extrait de « We People… ». Baraka détaille : « Il y a 353 ombres, 353 saveurs dans l’Obscurité », comme Duke Ellington prévoyant sur un de ses disques une « Eclipse Afro - Eurasienne » avec les autres en chœurs aigus. Baraka interroge le public et le peuple noir « Do you know who you is ? (savez-vous qui vous être ?) Who You ? Who We? (Qui vous? Qui Nous?) Who we , towards we the wheel, the dignity » (Qui nous, à notre égard la roue, la dignité). Leena chante l’espoir “Tomorrow can be an even brighter day” (Demain peut même être un jour plus lumineux”, alors qu’on croyait la fin venue avec la cymbale de Drake, la basse les riffs. Baraka appelle un « Black Horse /Black Rider » (Cheval Noir/ Cavalier Noir).

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Leena inverse pour le futur : « Après le bleu, après le rouge, vient le noir ». Baraka scatte/ rappe : « We are here playing ourselves » (nous nous jouons ici) sur fonds de cuivres, le Jazz comme acte, parole libératrice, revendication. Leena rassemble ce « Peuple » : « Hang around this town and let what other say come true » (Rassemblons-nous autour de cette ville et faisons advenir ce que d’autres ont dit). Baraka « We play ourselves like DONT KNOW who we are (Nous nous jouons sans savoir qui nous sommes)». Identité volée, retrouvée dans l’art, dans le Jazz, la poésie, la musique ou la danse.

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Car Leena Conquest est aussi danseuse contemporaine, pas seulement comme celles de jitterbug du Savoy Ballroom, trouve une expression contemporaine, danse, nage sur le solo de Mateen cool puis criant sur les riffs honkant des autres, passe en street dance sur les roulements / claquements de Drake, lève les bras, tourne sur elle-même très lentement, ressemble à la Statue de la Liberté, mais on regard est terrible de force immobile, blessée que rien ne pourrait ciller, puis rechante les paroles. Drake retrouve des effets Dixieland sur la charley, New Orleans, et Leena termine sur le saxophone par « Yeah » prolongé jusqu’à la brisure à la Janis Joplin.

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William Parker annonce un solo d’Hamid Drake, libre et informel, où ses mains nues retrouvent les tam-tams de l’Afrique, la trompette des échos d’oiseaux, de fanfares, de loin ou à travers la brume. Le Jazz, à ce moment, prend forme puis se déforme, se reforme, se réinvente à deux, redevient cri, puis s’assourdit sur un rythme obsessionnel, retrouve sa liberté dans cet au-delà de toute destination. Je pense à ces« Hambones » des esclaves aussi, frappés sur les cuisses faute d’instruments encore joués par Archie Shepp, joués sur le souffle, la salive, le souffle à vide, le tube comme un bout des forêts d’Afrique creusé, l’animal en lui qui se découvre musicien au premier matin du monde, à ces camp-meetings de New Orleans où les noirs se rassemblaient aux flammes des vaudous et qui faisaient si peur aux blancs, à l’origine de bien des fantasmes qu’ils appelaient « funky » (musique, danse, sexe et sueur), les Puis la basse entonne le thème et tout devient brillant, et la trompette annonciation de l’Archange Gabriel de la libération.

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Suit « People Get Ready », la plus célèbre des chansons de Curtis Mayfield créée par The Impressions en 1965 et plus que jamais au goût du jour en ces temps de campagne présidentielle américaine pour Obama.

« Les gens se préparent à prendre un train de passagers sans bagages que leur Foi pour le Jourdain » chante par Leena Conquest. Les esclaves s’identifiaient à la fuite des esclaves Juifs d’Egypte, y plaçaient l’espoir de la fuite vers un ailleurs plus libre, et beaucoup de Gospels s’en ressentent, servaient de messages de départ pour les fuyards, appelés « nègres marrons » en Amérique du Sud., où en Colombie ou en Jamaïque leurs descendants vécurent longtemps en autarcie dans les montagnes.

Baraka, prophétise non pas le train, mais la «The storm is coming » (la Tempête arrive), la révolte, « Countries want Independance, nations want liberation, but people want revolution », (les pays veulent l’indépendance, les nations la libération, mais le peuple lui, la révolution). Le Jamaïcain Marcus Garvey voulait emmener les afro-américains sur un bateau construit de leurs mains en Afrique, à l’invitation du Libéria, premier des pays Africains à avoir obtenu l’indépendance dès 1947, et ayant aboli l’esclavage en 1937.

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William Parker égrène le thème sur sa contrebasse, puis Mateen prend un solo sur les bombes et cymbales de Drake, soutenant pourtant toujours le tempo à différents degrés d’intensité évolutive. Mateen maîtrise à la fois les effets rythmiques, les phrases construites et jusqu’aux cris suraigus, les différents états/ avis de tempête, avant que les autres ne le submergent.

Leena continue la chanson, toujours revendicative sous le langage Biblique «Where is the way for the all-time sinner who has lost all mankind » (Où est la voix pour le pêcheur de tous temps qui a perdu toute humanité ? » La phrase pourrait aussi bien s’appliquer à l’esclavagiste qu’à sa victime, dépossédé malgré lui de son humanité. Et ce sont les mots-mêmes de la version de « People Get Ready » repris par Bob Marley sous le titre « One Love » du ska de la version originelle, qu’imitent les cuivres, au « One Love Concert» où il réconcilia les deux politiciens Jamaïcains en présence dont les partisans se tiraient dessus dans la rue sur son « Jammin ».

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Puis le groove reprend sur la basse, la Drum’N’batterie soutenant les cuivres dont la trompette lance l’appel suivie des clameurs des saxophones, de leurs riffs, puis de la voix de Conquest, de plus en plus forte, à l’unisson qu’ils font évoluer jusqu’au cri collectif. Mteen y va de son cri, de la jungle de ses natty dreadlocks, riffant sur les autres, montant par paliers insoupçonnables dans leurs changements d’accords comme à la fin du « Love Supreme » de Coltrane la paix après l’envol du saxophone, l’inflexion du thème vers le motif pourtant obsessionnel de la basse et le miracle inattendu des voix soudain bouleversantes dans leur arrivée chorale.

Baraka reprend son poème « Crazy, why smell like runnin’in the sky?” (C’est fou, pourquoi se sentir comme courir dans le ciel?) remerciant pour son soutien sans faille la batterie la batterie drum’n’bass et de Lewis Barnes à la trompette.

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Leena Conquest conclut « Love is all in you » (L’amour est en vous tous, comme le triptyque de Max Roach et Abbey Lincoln se terminant par « Peace », la paix après la « Prayer » (prière) souffrance du Blues et du Gospel, la « Protest » (Protestation) de la révolte free jusqu’au cri sauvage, se terminait par « Peaece » (Paix) l’apaisement de la réconciliation la rend encore plus belle par contraste..

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Darryl Foster prend un solo de soprano soutenu par les autres tapant dans leurs mains sur la basse et la seule voix de Leena Conquest « Love is only you » (L’amour c’est seulement vous). Sabir Mateen anime/mène/ dirige cette chorale improvisée de « Tidaz Tilli Tilla », sort une flûte de bois: flûte Africaine à l’origine, sortie de la musique contemporaine par Eric Dolphy, révolutionnaire, soulfull et funky dans les années 60s avec Rahsaan Roland Kirk, et part sous les applaudissements vers sa propre mélodie comme sortie de son sac ethnique, afro.

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Commencent les présentations finales par William Parker : « D D D Dave Burrell on piano piano piano », chantant comme David S Ware… Lew Barnes rappe en “freestyle” ragga Jamaïcain « upon the bass», danse en rond comme au pow-wow, “WWWilliam Parker” sur le scat de Leena puis reprend en groove jusqu’au cri qui s’apaise, Baraka grommelle dans les basses.

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Arrive le Bis : « -ça va bien ? demande Parker

« -Grâce à vous, répond le public »

Ils jouent « Freddy’s Dead », le titre le plus groove rythmiquement du disque, extrait de la BO composée par Curtis Mayfield pour le film « Superfly » aux chansons très engagées Black Power. Mateen prend un solo sur la basse.

Puis Baraka épilogue sur le sujet : «La Mort nous concerne ». Leena chante la chanson : « C’est l’amour que Freddie avait dans son cœur qui rend sa mort incroyable, injuste. »

Baraka applique le sujet aux ghettos noirs, aux cités : « Nous sommes morts, nous sommes pauvres, n’avons pas d’éducation. Tout ce qui nous savons faire, c’est nous tenir près du commissariat de police ou faire la guerre en Irak dans le ghetto. Freddy est mort mais son souvenir en nous reste réel. » Leena danse, élève ses bras en croix, se fige comme dans la savane une gazelle effrayée, le regard fixe, sublime et terrifiant, baisse son bras, repart en claquettes, en streetdance dans la jungle de Drake où toute l’histoire se retrouve de l’Afrique aux Amériques, de la savane à la jungle urbaine. Baraka hurle sur le groove « Hey Freddie !»

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Leena s’immobilise comme appelée, interloquée, Euridyce immobile, puis redevient extatique, ses bras fendant l’air de leurs moulinets, de dos, essaie de combattre la mort.

Cette danse noire est émouvante, africaine, pas seulement festive, libre enfin de rendre compte de toutes les émotions, de toute la souffrance et de l’engagement, de la révolte du peuple noir sur les riffs des saxos, la drum’n’bass de la batterie, la basse groovy de Parker coupée en deux, une demi-contrebasse, en arc de cercle, mais au sommet identique, comme un arbre privé de ses racines, mais s’élevant tout de même vers le ciel irrésistiblement.

Baraka ne croit pas que Freddy soit mort, tandis Leena retrouve l’Hallelujah des Gospels, en hommage aux héros de la liberté noire assassinés : Martin Luther King, Malcolm X, etc…

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Second Bis : « It’s All Right » , chanson positive composée par Curtis Mayfield pour les Impressions et qu’il reprit aussi lui-même, sur la basse lente et le piano jazzy, les claquements de mains des musiciens et du public, retrouvant cette bonhomie, cette joie de vivre du Jazz, de la Soul et du Funk que même l’esclavage et la ségrégation n’ont pu leur enlever. Leena chante avec des harmonies Soul à la Supremes: «When you wake up early in the morning, It’s all right, have a good time » («Quand vous vous réveillez tôt le matin, tout va bien, prenez du bon temps »), le message du Gospel des églises noires aux dance-floors funky qui ont fait de cette grande musiques la plus inspirante et la plus belle au monde.

Comme l’a dit Alain Gerber dans une de ses émissions sur France Musique : « Le Jazz, c’est un dimanche matin, tout va bien, le soleil brille et il ne peut rien vous arriver..»

Leena : « Harmony and Soul will make your life go wright » (L’harmonie et l’âme fera aller votre vie dans le bon sesn) comme l’”Allez-en paix” des églises noires.

Et même Baraka trouve du positif : « C’est bien de vivre dans un monde humain, bien d’être un être humain, tout va bien, tout va bien, tout va bien, tout va bien, tout va bien.»

C’est aussi le message de la musique de Charlie Parker dans le poème écrit par Jack Kerouac à sa mort : « Charlie Parker ressemblait à Bouddha, … voilà ce que disait Charley Parker quand il jouait : « Tout va bien » ».

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Magnifique projet, réunissant la poésie, l’Afrique, le Gospel, le Jazz, la Soul, le Funk, l’engagement et la paix et terminant par ce bis positif. Et une dernière de Curtis Mayfield pour la route : « Move On Up », l'une des plus funky.

Jean Daniel BURKHARDT