Trompettiste, cornettiste de poche, bugliste et vocaliste scatteur sans équivalent, Médéric Collignon est l’une des valeurs sûres du nouveau Jazz français. Après être passé par le conservatoire, il a fait ses débuts avec l’ONJ Claude Barthélémy, le Méga-Octet d’Andy Emler, Louis Sclavis dans son « Napoli’s Walls » pour un sublime « Divinazione Moderna » Napolitatano- motorisé, participé au « Lunfardo » d’Emmanuel Gaxie sur Chief Inspector par une intro de Monsieur Loyal déjanté.

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Sous son propre nom, il a monté le collectif « Slang », on l’a vu à Pôle Sud enregistrer/ jouer le disque « Camisetas », puis il a trouvé sa formation idéale avec « Jus De Bocse », trio composé de Philippe Gleize à la batterie, Frédéric Chiffoleau à la contrebasse et Frank Woeste au fender rhodes. Avec cette formation proche de celles du Miles électrique, il a enregistré en 2004 le « Porgy And Bess » de Gershwin arrangé pour Miles par Gil Evans en 1958, mais que Miles ne rejouerait plus une fois passé au Jazz-Rock, sauf à Montreux juste avant sa mort, seul coup de rétroviseur qu’il s’autorisa de toute sa carrière. Tour à tour on l’y découvrait plus lyrique que jamais dans «The buzzard Song » suivant les arrangements de Gil Evans, ajoutant les violences insoupçonnées du Rock et des effets de saturation du Miles électrique appliqués à sa trompette dans «Gone, Gone, Gone", vocalisant à sa manière dans « I Loves You Porgy » et passant « It Ain’t Necessarily So » à la moulinette de l’électro-Jazz, ce qui leur valut une Victoire du Jazz 2007 .

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Ici, seul le cornet de poche (a la Don Cherry) orne le tabouret sur la scène de l’Auditorium de France 3, branché sur deux pédales d’effets, entre une contrebasse réduite à sa plus simple expression sans être électrique : des cordes sur un socle de bois, comme passée au régime, à l’essoreuse (ou victime de la crise économique ?) et un fender rhodes surmonté de boutons d’effets, devant la batterie à l’arrière. On s’attend encore tacitement à entendre « Porgy & Bess»…

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Ils arrivent sur la scvène. Woeste a adopté le look « Camiseta » qui devait donner son nom au disque enregistré à Pôle Sud : chemise psychédélique imprimée à fleurs de la West Coast passées dans le bain sous acide, vues à travers le prisme des light shows des années 70s…

Les deux périodes de Miles qui se rejoindraient, en quelque sorte. Médéric Collignon a un débardeur rouge pétant comme Miles sur certaines photos période électrique «Big Fun» et lunettes improbables, le batteur en T Shirt rouge et le bassiste tranche en vert.

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Aux premières notes déjà, on comprend qu’ils ont dépassé « Porgy & Bess » et entendent bien s’attaquer au répertoire du Miles électrique de « Bitches Brew ». On se croirait, aux premières dissonances, à l’Île de Wight écoutant son « Call It Anything », sur le fender rodes fou, la batterie relâchée, libre. Et déjà Collignon part à sa façon, dans ce que Miles lui-même n’eût pas osé rêver, semble manger le son de son cornet de poche en mettant le pavillon dans sa main en sourdine, suivi du rhodes à la « Bitches Brew» où Chick Coréa, Joe Zawinul se succédaient avec Larry Young à l’orgue.

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Collignon envoie vite valdinguer le tabouret : il gênerait son jeu de scène très physique, et était plus destiné à ne pas poser le cornet de poche sur le sol qu’à son propre usage. On y imagine d’ailleurs plus Chet que Miles, bête de scène s’il en fût. Le jeu de Collignon rappelle ce Miles électrique, debout au milieu des autres, tel un gladiateur à l’arène prêt à en découdre musicalement, le Miles boxeur aussi, que ses mouvements rapides, son jeu de jambes félin rappellent. Le tempo funky de la batterie, les échos électriques slappés de la basse me rappellent un autre disque de Miles, sur un boxeur, justement, le premier à battre des blancs sur un ring d’ailleurs : « Jack Johnson », où John Mc Laughlin croisait le fer avec le terrible Sonny Sharrock, qui explosait les médiators dont sa bouche était remplie sur scène.

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Finalement, ce semble être « Bitches Brew », les échos de « Spanish Key » mais avec des traits plus bop dans la trompette de poche. Collignon se fend, dans les genoux, face au sol comme Miles sur certaines photos rougeoyantes sur scène. Médéric pousse et est poussé par « Jus De Bocse » dans ses/leurs derniers retranchements, avec des esquives de boxeur, utilisant l’espace entre eux autant que leur énergie et la sienne. Le fender rhodes use du wah wah à la Hendrix que Miles voulait engager avant sa mort (il l’a dit à Mc Laughlin lors de son audition, d’ailleurs, histoire de lui mettre la pression). La basse semble réduite à une tige verticale soutenant des cordes, une contrebasse anorexique, en quelque sorte. Collignon joue dos au public comme Miles, pas seulement une révolte, mais une façon de jouer avec / pour / contre ses musiciens d’être plus une partie du groupe qu’une star devant eux dévoué au public. Il se tourne vers eux avec des mouvements félins, comme les défiant, dans une attitude rock.

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La batterie est puissante, en avant sur les toms et frappant les cymbales à toute volée sur les accords hystériques du fender rhodes. La fin est plus classique, mélancolique, semble se perdre dans les brumes d’un rêve, comme dans « In A Silent Way », virage Jazz-Rock (avec Hancock, Zawinul et Coréa aux claviers) aussi apaisé que son titre, comme liquide sous les lueurs orangées des projecteurs. La batterie frotte ses balais avec rondeur en marquant le temps, le fender rhodes l’allonge, l’amollit comme sur les montres molles de Dali, et Collignon rajoute un côté dub /psyché / électro soutenu par trois notes de basses saturées, les rondeurs liquides du rhodes, la frappe précise de la batterie, de plus en plus lent, hypnotique, comme l’essoufflement d’une fanfare dont le son, de loin, s’étouffe jusqu’au silence peuplé de rêves encore.

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Sur le rhodes passe, grâce aux boutons d’effets qui le surmontent, d’un son clair à cet aigre Xénophone génialement trafiqué de Bojan Zulfikarpasiç ( jusqu’à ne plus ressembler à rien de connu, électrique ou acoustique, ou à certains moments chez Miles) . A son tour, Collignon vocalise à sa manière inimitable en jouant sur son souffle à la manière du percussionniste Airto Moreira se refaisant L’Île Of Wight ou Bitches Brew à lui tout seul, d’une voix de plus en plus aigue, puis soudain monstrueuse en fond de gorge. Il reprend son cornet pour des langueurs de biord de Seine du Miles Cool d’ «Ascenseur pour l’Echafaud », puis à nouveau des éclats aigus.

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Autre thème, mais ils ne s’arrêtent jamais, comme le Miles électrique, seul le découpage rythmique, venu d’un instrument ou un autre, nous en donne l’intuition. La basse part sur le rhodes, tel le jeune Dave Holland à l’Île de Wight. Collignon s’empare d’un triangle et s’approche du micro, en joue très vite, puis nous informe : « Franchement on a mangé comme des cochons, j’vous raconte pas… », qui pourrait d’ailleurs être aussi bien une information sur la richesse de la cuisine alsacienne que le début concret d’un délire poétique surréaliste, ou l’introduction aux bruits de bouche qui suivent puis ses cris à pleine voix, à la manière de son idole vocale (un chanteur de Hard/ Metal des pays de l’Est) dont j’ai oublié le nom), mais appliquée à un autre thème de « Bitches Brew » sur le groove de la basse, la moelleuse élasticité submersible du rhodes, la batterie qui monter, monter, monter, monter la sauce tout en restant presque sur le même tempo entrecoupé parfois de quelques coups de cymbales, à la manière de Jack de Johnette dans « Black Satin », sur « On The Corner », tentative de faire groover Karl-Heinz Stockhausen avec de la musique indienne sur du P-Funk!Collignon utilise une des pédales comme sampler du début de son solo de cornet pour le repasser en boucle en fond sonore et ériger le reste de son improvisation dessus en jouant très vite, le dépassant, arrivant sans effet à une vélocité technique proche d’un effet wah-wah .

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Il retrouve le triangle pendant le solo de fender rhodes stellaire à la Herbie Hancock sur les bombes de la batterie et la basse imperturbable, puis chante à pleine voix, part dans un de ces scats très personnels dont il a le secret, entre vocalese sans mots et Minvièllisme sans paroles, sa main jouant d’un clavier imaginaire, comme c’était tout son corps qui chantait, en un acte total, un art global, incluant l’extérieur comme outils, comme effets. Il approche le triangle de sa bouche, claque des joues, semble vouloir s’entrer le triangle dans la bouche, part en beat box émouvant comme dans « Divinazione Moderna » . Au cornet, il joue de la puissance, de l’air, de l’eau de sa salive et du velouté de ses doigtés, d’appels/réponses avec le piano comme King Oliver apprenant à Louis Armstrong les riffs à deux cornets, mais tout cela appliqué à la musique actuelle. Il maîtrise le cornet dans ses moyens historiques ET inimaginables jusqu’à lui. Le cornet y retrouve son passé et à la fois n’a jamais été traité de la sorte par un autre que lui.

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Autre thème : c’est une variation rythmique infinitésimale qui fait évoluer un thème en lui-même ou vers un autre qui le suit, et elle peut, à ce niveau de liberté énergique et d’écoute, venir de n’importe quel musicien, comme chez Miles à la période électrique (« Tout cela n’était qu’une immense Jam-session », dira Chick Coréa). Collignon vocalise aigre, aigu, puis laisse « retomber » sa voix, presque physiquement, le long du micro lancé en l’air, comme un objet qu’on lâche dans un puits pour en mesurer la profondeur sonore par l’écho. Le son tournoie dans tout l’auditorium. Lancé de la sorte, le micro se fait rhombe et résonnant à la fois. Collignon utilise le beat box, les échos, des voix de lutin suraiguës, des cris aigus ou aigres, semble parfois effrayé/ amusé / terrifié de cette bête en lui. Les sons samplés s’échappent comme malgré lui du micro, soudain vivant, libéré, remplissant tout l’auditorium de ses sons qui résonnent contre les murs, le peuplent de sirènes, d’esprits libérés d’une boîte de Pandore. Collignon crie en faisant vibrer sa glotte, sa pomme d’Adam entre ses doigts. Personne, même Léon Parker, n’a ainsi appliqué l’art du body movement à tout le corps, au cri, dépassant la simple percussion corporelle. Le corps crie, vit, s’exprime, exulte ou souffre.

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La basse groove forme un autre rythme, le piano se lève puis la batterie. Frank Woeste, au piano, n’est pas si loin des lointaines origines noires oubliées du Rock’N’Roll, comme le Boogie-Woogie, toute l’hitoire du piano Jazz avec le stride et le ragtime se retrouvent sur cette batterie et sa cymbale charley, entre deux ras de rock furieux. Collignon s’y met d’ailleurs lui-même, au charbon, à la forge tellurique du rythme en jouant d’une cymbale!

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Il revient ensuite sur le devant de la scène au cornet, parallèle au sol, comme à l’affût, ou le suivant dans ses résonances, dans ses échos, à petits coups de cornet, vient lécher les accords du rhodes, la basse à la Dave Holland chevelu et souriant, solaire à l’Île de Wight sur la batterie toute en cymbales. Puis tout se calme comme dans « In A Silent Way », la trompette se fait vaporeuse sur la fin, brumeuse, lointaine, jusqu’au silence encore chargé de musiques et de rêves, avec les rebonds de la basse sur les dernières notes.

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Le son du cornet se fait fin, s’allonge, tremblotant comme une flûte. En fait Collignon UTILISE les pistons du cornet comme les trous d’une flûte, soufflée /criée à la Eric Dolphy, à la Rahsaan Roland Kirk , après avoir enlevé discrètement l’embouchure. Finalement, sans elle, le cornet n’est plus qu’un tube troué de pistons enroulé sur lui-même pour le souffle ! Rahsaan ne s’y est pas trompé en inventant le « trompophone » : trompette allongée garnie de pistons ET de clés de saxophones. Aimer un instrument, ce n’est pas forcément en sacraliser la forme , mais aussi peut-être le faire évoluer jusqu’à un autre, lui faire jouer comme nul ne l’a jamais fait auparavant, en faire un vecteur de soi-même, de ses idées, de ses émotions, ou un jouet, lui rendant son enfance, sa virginité. C’est aussi ça la Jazz, à la pointe extrême de sa modernité.

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Collignon remet l’embouchure avec un son émouvant sur une rythmique lente mais groove, où la batterie, soudain furieuse, lui donne l’idée de se faire percussion vivante en flagellant ses jambes de ses mains, se fend jusqu’au sol avec cette rythmique lente, hypnotique, chante à nouveau, crie, hurle, s’accompagnant d’un geste du bras fendant l’air, jouant tous les personnages de sa guitare intérieur. Peut-être est-il joué par eux, traversé par le souffle juste d’un fantôme, d’un sifflement samplé qui se fait diphonique, appeau entre ses mains, frappé du poing, bêlé, yodlé, coincé crié, miaulé, bisouté : une vraie ménagerie électro-acoustique intérieure, animale-machinale, un cirque Barnum à lui tout seul, d’ailleurs voilà le fakir charmeur et ses serpents à sonnettes!

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Les fakirs nous introduisent à la cour de Pharaon, à sa danse, « Pharaoh’s Dance » (Bitches Brew toujours, composé par Joe Zawinul), avec ce rhodes à la Corea tintinnabulant comme à tâtons, à «Footprints» dirait Wayne Shorter, à petits pas d’empreintes dans les neiges noires/blanches du clavier sous les cliquetis machinaux, organiques et sauvages de la batterie.

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Collignion s’accroupit sur ses talons pour utiliser l’écho lointain de sa trompette. La basse entame la suite obsédante du thème alors que le rhodes disparaît en effets sonores sous les boutons. Collignon suit ces tremblements sonores en chant diphonique grave à travers son cornet (il est aussi un virtuose du porte-voix). Un autre effet lui souffle des clones électroniques samplés donnant à l’ensemble et à l’espace une profondeur de voûte, sculpture sonore où le cornet monte, monte, s’envole en arabesque sur la cymbale qui monte au créneau peu à peu.

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La basse de Frédéric Chiffoleau a un rôle rythmico-mélodique, une assise comme si elle en était la colonne vertébrale, le squelette de ce diplodocus mouvant, sur laquelle le reste s’enchevêtre par strates: les nappes du rhodes, les frappes de la batterie, les mélodies et les déflagrations du cornet qui s’en échappent comme d’une baleine quand elle crie, chante, fait le jet d’eau, par paliers. Il y a dans ce son de groupe une construction improvisée, instantanée qu’on ne soupçonne pas toujours pris par l’énergie des œuvres électriques de Miles, derrière la rythmique, quand elle s’assourdit, ralentit, un lyrisme limpide des thèmes insoupçonné si l’on n’y prend garde, celui-là même de sa période Cool.

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Collignon présente les musiciens et lui –même « poisson rouge…trois secondes de mémoire… l’improlibration… alors que JE SUIS. Je vais chanter sans paroles.» Les mots sont simples, le débit poétique, comme si la musique, l’acte et le langage ne faisaient qu’un pour Collignon, qui est juste sa vie. Il tapote le micro et quelque chose de sa voix y souffle comme seul d’un chant intérieur, diphonique, étouffé en cri d’animal dont le sample reprend l’écho en nappes, se fait beat box, Donald Duck, dans l’esprit mais moins monstrueux que Phil Minton avec Mike Westbrook , plus fin, moins politisé et moins bruitiste, à la portée de tous, plus universel, je trouve, ne se limitant pas à l’expression de la rage et de la colère, de la révolte et de la haine, si justifiées soit-elles politiquement quand on chante Ho Chi Min ou d’autres auteurs révolutionnaires.

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Collignon se scratche à lui tout seul, accompagné par la batterie. Vocaliste, il hurle comme un loup, scatte sans les mots, se fait son propre instrument inouï, part très vite, décroche le micro, solote à sa manière, utilise un sample du cornet, puis au cornet reprend le thème au vol, jouant plus puissant, plus fort. ÇA, Miles n’a jamais su le faire : chanter, vocaliser, faire de tout son corps sa musique (d’après quelques exemples enregistrés de sa voix, elle faisait peur à entendre, brisée et profonde à la fois, comme venue d’outre-tombe, et ceci même à son plus jeune âge).

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Le cornet emprunte, en échos, les wah-wahs des effets du rhodes, pour ne plus sonner comme ce qu’il est. L’attitude est Rock, la rythmique dure, Collignon «mocshe» comme un hard-rocker tape du pied. Il aime aussi le trash et ne s’en cache pas. Il fait Rocker le Jazz par cette énergie électrique du Rock, c’est la magie du Jazz-Rock : pousser le Jazz jusqu’à l’intensité de cet orgie sonore, mutante, électrique, pour ne pas la laisser qu’au Rock, qui la lui a volée. Avec cette cohésion, ce « son de groupe » énôÔôrme, jusqu’à ne faire plus qu’un seul et seul et unique coup porté, violent, comme un décharge d’électricité : «Les Pops c’est la musique au printemps des guitares, c’est l’électricité qui grrratte et qui mâÂârre ... quand on jouit des volts, on fait chier persôÖônne», chantait Léo Ferré avec les Jazz-Rockeux de Zoo.

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Bis : Médéric Collignon : « J’ai rien contre le Conservatoire : j’en viens… J’en suis sorti. Y’en a qui ne font qu’y entrer. » Voilà son secret : avoir appris de l’institution, de la Culture, pour les quitter et partir sur son propre chemin, le revisiter de sa griffe, en homme libre, comme Rimbaud, conquérir ailleurs sa liberté pour pousser l’art plus loin, le faire avancer, ce qui est d’ailleurs le cas de tout innovateur respectueux ou conscient de la tradition…

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« Qu’est-ce qu’on fait ? un petit truc tranquille, ça me reposerait » : et finit par « Mood », un vieux Ron Carter pour Miles, une ballade sublime, hypnotique à la Chet, démarrée sur la seule basse, puis le fender perlé, la batterie et la trompinette dont le rhodes semble le prolongement, comme les cordes, les balais, et le cornet surfant sur tout cela. On retrouve le Miles d’ « ESP», son dernier quintet acoustique mais qui le suivra au début de sa mutation électrique (Ron Carter à la basse, Herbie Hancock au piano, Tony Willians à la batterie et Wayne Shorter au saxophone). N’empêche qu’on retrouve dans ce thème l’envoûtement du Miles cool, ce goût de pavé bleu, de trottoir mouillé de pluie et de larmes, et Collignon au cornet plus lyrique que jamais, magnifique, jouant comme jamais, plus du tout farcesque, accroupi au milieu de ses musiciens, parmi les siens, à l’affût d’eux et de lui-même, de cette douce pulsation élastique et flottante, sur deux notes, jouant face et contre les deux micros : l’un clair, l’autre saturé, collé, trafiqué d’ effets, l’un produisant le son, l’autre le samplant, Médéric et Collignon, lui et son double fou et bouffon. On retrouve le Miles bleuté, ce « Kind Of Blue », ce « Quelque chose Bleu », ce je-ne –sais quoi d’indigo qui colore l’air et l’atmosphère de sa mélancolie, flotte et nous noie, nous fait voguer, fait de nous ses sous-marins, ses nageurs en apnées musicales y cherchant des trésors.

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Puis Collignon chante de sa plus belle voix, avec des basses, puis de plus en plus aigue. Et on comprend que ce Médéric collignon pourrait être un Kurt Elling en puissance et bien plus (il a beaucoup baissé, s’est boursouflé d’une morgue de crooner depuis l’enfance de l’art si pure et innocente de son si poétique « Tanya Jean » sur « The Messenger », qui ressemble d’ailleurs un peu à « Mood » dans ces deux obsessionnels coups de basse). Médéric a choisi l’émotion pure de son corps, sa totalité intérieure universelle, au langage articulé, son propre au-delà des mots, avec ce refus encore chez Collignon d’être enfermé dans le star-system.

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Son propos c’est de fuir en lui-même vers quelque chose de plus fou que poli sur une rythmique qui soudain s’emballe vers l’aigu, se barre en Rock tout de même et puis finalement non, de marquer de son empreinte, de sa griffe, de sa patte de velours tout ce qu’il touche, dans la chair des thèmes, physiquement. Et ça finit sur une harmonie vocale sublime par tout le groupe, surprenante et pure, spirituelle comme celle d’ « A Love Supreme » de Coltrane sur le rhodes, reprennent en chœur les deux notes rythmiques de « Mood », Collignon parcourant la scène autour de et entre ses musiciens, s’amusant des échos lointains de sa voix en fonction de ses déplacements.

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Quelque chose de ce « cri d’harmonie sublime qui ravirait, réconcilierait l’humanité entière » rêvé par Kerouac lors d’un Jam-session dans «Sur La Route».

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Le Jazz et le Rock mêlés ensemble, non pas alors mais aujourd’hui, ici et maintenant par des musiciens actuels, rejouant Miles à leur sauce, avec leur son, leurs sons saturés et sublimes. On les quitte comme un rêve, mais fort d’un espoir et d’amour pour l’avenir.

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Et finalement, quand on y pense : «Jus De Bocse » Refus d’être juste jusqu’au Juke Box,de n’être Jus que de box : de jouer, sur commande ou tacitement QUE le répertoire, d’être un karaoké amélioré au service du public, de n’être qu’une « boîte à tubes».

Le jouer quand même, le répertoire, mais à leur inimitable façon. A leur sauce, à leur jus. JUS comme court-jus : électricité, énergie de la formation qui fait long feu.

BOCSE? BOCK ? BOXE ? : le Jus de raisin, de sueur et de larmes, que fait couler la boxe. Non Bocse. Avec l’accord de Monsieur Toubon et anti-franglais jusqu’à l’absurde. BOCSE à la phonétique française, au mépris du sens ou pour nous y faire réfléchir . BOCSE pour BOXON (bordel où est né le Jazz).

BITCHES BREW : «Brouet de putes». Si l’on pousse un peu plus loin le mixer façon XXIème siècle, qu’on (re)mixe de quelques tours de hachoir, de moulinette supplémentaire, du brouet, quand on est plus un bébé, ça doit donner du JUS à la longue. JUS DE BOCSE….

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JEAN DANIEL BURKHARDT