Ce groupe de free jazz humoristique local au joli nom : " La Poche A Sons" , est composé de Jérôme Fohrer : contrebasse, Frédéric Guérin : contrebasse, Jean Lucas : trombone, mais aussi baryton, accordéon et sifflet à coulisse, ce à quoi il nous avait moins habitués, et Hugues Mayot au saxophones, métallophone et mélodica, ici à la clarinette basse et saxophone ténor.

Poche_a_sons_label.jpg

Je les ai découverts au Café Des Anges il y a quelques années lors d’un concert. Puis j’eus de leurs nouvelles par « Les Allumés Du Jazz », où j’appris leurs concerts, enfin la sortie de leur disque de 2005 : « La Poche à Sons » sur le label "Rude Awakening", représentant le pavillon de l’oreille en coupe anatomique et le parcours de leurs sons à nos oreilles, vers notre conscience et nos émotions.

Poche_a_sons_CD.jpg

Hugues Mayot est celui qui a le plus changé depuis le temps ou Erwin Siffer (fils de Roger Siffer) l’invitait au « Piano Bar » : cheveux longs et barbe, lunettes plus grandes, quelque chose de John Lennon.



Poche_a_sons_Mayot_barbe.jpg

Le concert commence avec « Reset, », la plus belle ballade de leur premier album, comme son nom l’indique, donne juste de la réentendre après écoute. Après une introduction de contrebasse, le trombone s’allonge en lyrisme avec le soutien balkanique de la clarinette basse sur la contrebasse aux résonances frottées de luth kamanché hypnotique, puis la batterie imprime un mouvement circulaire de course des planètes.

Poche_a_sons_Fohrer_Siffer.jpg

Sans un silence, la clarinette basse monte à l’assaut du groove d’un autre thème, et soudain ça part sur la batterie vigoureuse. Trombone et clarinette basse ébauchent une mélodie à laquelle la basse se frotte. Autre pétarade de la batterie, qui ensuite sonne sur la cymbale le glas d’une valse obsédante exécutée par trombone et basse. La contrebasse entre à son tour dans le groove, comme un moteur se met en marche. La clarinette basse énonce un solo mélodique et passionnant, dans la ligné des poètes de ce grand oiseau noir d’ébène arrivé dans le Jazz des Musiques Contemporaines avec Eric Dolphy, le suit jusqu’aux cris tourmentés de turbulences rythmiques. Le trombone revient en soutien pour la fin du thème. C’était « Kobalt », « un nouveau morceau, que personne n’a jamais entendu», annonce Jean Lucas comme la plupart de ceux de ce concert.

Un Unisson saxo - trombone sur les cymbales résonnantes et les caisses de la batterie, la basse lente. Sax et trombone rallongent le thème sur la montée rythmique de la baterie qui s’avère un faux départ, puis la basse en groove machinal. Le saxophone se fait dissonant, le trombone bluesy à tour de rôle. Leur Poche à Sons bruit, vit comme le ventre d’une bête inconnue, les entrailles d’un monstre, de notre monde, la cale d’une machine folle, vivante. Ça crie à tour de rôle, ça hurle en dissonances saturées dans le saxophone sans effets de pédales apparent.

Le trombone garde le thème, le saxophone le rejoint et tous deux rejoignent la basse. Il y a indéniablement, même dans le bruit et la fureur individuelle ou collective, une écoute, un jeu entre eux, entre rythmique et mélodique, thème et solo, composition et improvisation. Quelques pédales d’effets aussi, tout de même, au pied de la batterie, lorsque s’en approche d’un bond pour laisser jouer tourner les samplers en boucle pour le final. « Chanson Rouge ».

Poche_a_sons_Live.jpg

Suit « Sergent Confiote » (« détails par mail »), d’Hugues Mayot. La basse groove sur la batterie en break beat et sax/trombone énoncent une histoire comique ou amère, militaire?

Le saxo bégaie alors que le trombone s’allonge en coulisse d’un scratch acoustique rythmique, à eux deux créent quelque chose, ébauchent un thème, sur lequel le saxo s’envole, puis à son tour use de coups de langue rythmiques sur l’anche (slap-tongue) inventés par Stump Evans chez Duke Ellington aux premiers temps du Jazz Swing, puis utilisés par Stan Getz et dans le Jazz contemporain Louis Sclavis ou Daunik Lazro, puis part dans les basses de l’instrument comme un oiseau dans les turbulences d’un orage, puis s’alanguissant vers le trombone en une valse dont le cuivre s’échappe en tapant du pied, barit tel un éléphant alors que le saxo assure le groove derrière lui. La section rythmique break beat et la basse groove mènent à l’unisson final.

Poche_a_sons_Mayot_live.jpg

Suit « Trou Noir », rythmique martiale où flottent trombone et saxo comme spatiaux, avec une citation peut-être inconsciente d’ »And I Love Her » des Beatles annonçant par leurs percussions leur période indienne.

Puis batterie et basse s’agitent, accélèrent le tempo, et les deux souffleurs s’étouffent en silence. Le trombone sort du bois, suivi du saxo en de beaux accords construits ensemble écrits/improvisés, échangés que troublent la section rythmique. Le jeu de la main de Jérôme Fohrer sur la contrebasse semble utiliser les cordes comme celles d’un banjo vertical en picking. Le saxo fore avec le trombone creusant en éclair quelque chose d’insinuant et de simple dans le silence, puis retrouve la forêt.

Poche_a_sons_Fohrer_basse.jpg

« Pour se rafraîchir la mémoire », ils enchaînent sur un ancien thème, «Amertumes» du premier album.. Plus fou, il ouvre l’album sur une pétarade et faisait se poser la question à Peter Szendy, auteur du texte du livret : «Qu’est-ce qu’un jazz un peu amer ?». Celui qui ménage des surprises rythmiques pour casser les unissons trop sages ? Celle qui passe d’un instrument à l’autre quand le saxo danse balkanique, « gorka » disent les russzes pour décrire l’amertume de la vodka avant de vider le verre et le briser pour se donner de la chance, ou que le trombone siffle dans son embouchure de l’air vers sa sourdine au bout du pavillon. Suivant le saxo dans un accord tordu, soufflant le goût de l’amertume à nos oreilles ; L’odeur de soufre, de poudre, de révolte aussi, quand à la batterie Frédéric Guérin se fait artificier d’explosions simultanées. Un rien, juste une dissonance entre saxo et basse, un groove qui nous emmène le temps d’une phrase répétée obsessionnellement jusqu’à la transe. Amer, le bois de la basse, avant que le solo ne lui prête vie, ne donne aux cordes ce groove, cette rougeur, suivie d’un balancement de Mayot et Lucas sur le break beat. Quelque chose qui grogne, semble prêt à mordre, avance bardé d’épines dans la reprise du thème, fait sourire, crie de joie ou de révolte, joue en riant, nous chatouille la poche à sons d’une dissonance.

Poche_a_sons_Guerin_CD.jpg

Suit « Ceci N’est Pas Une Valse », comme le tableau de Duchamp « n’était pas une pipe ». Peut-être faut-il comprendre que ce n’est pas « seulement » une valse, pas ce que l’on attendrait d’elle, une valse libre où posant la question d’ »être ou ne pas être » une valse ?

N’est-ce pas, après tout l’essence du Jazz que de prendre des musiques qui lui sont extérieures et de les jouer à sa façon, à celle de chaque soliste, des musiques qui lui sont extérieures?

Elle semble une version funèbre, alanguie de cette amertume. Gaie au départ, elle part en valse ébauché / débauchée, désaxée / ralentie juste ce qu’il faut pour ne pas être respectable dans les salons de Vienne à la Strauss, mais nous ravir l’âme hors de nos habitudes, de nos préjugés. La section rythmique s’est mise en marche et joue « Le Grand Bleu » en un accéléré groovy qui semble n’avoir rien en commun avec le reste, à contre courant. Puis le saxo part sur ce groove, le trombone le suit, en mode « Red Horn » Funky à la Nils Langren, et ils repartent ensemble, souffle à vide, claque de la langue sur tintement de la cymbale, léger mais obsédant et la basse lente. Ils retrouvent le calme du thème, troublé d’un dernier clin d’œil rythmique bop à la Parker / Gillespie.

Poche_a_sons_studio.jpg

A l’entracte, je songe que ce qui était, dans le premier album, free, abrupt, agressif, dissonant, contemporain, difficile à écouter pour les oreilles les plus chastes, a gagné en cohésion, en énergie collective, en groove, en force rythmique, en son de groupe , est devenu dans les nouvelles compositions plus fort et plus compréhensif, plus festif peut-être, tout en restant fidèle à l’indépendance iconoclaste d’une esthétique n’appartenant qu’à eux.

Poche_a_sons_Fohrer_Yarsunt.jpg

Ils sont une nouvelle vague, l’avenir du Jazz local. Leurs influences sont vivants encore, à peine une ou deux génération les sépare d’eux, ils ont pu même les croiser à la scène ou à des master-classes, devenir presque potes : Julien Lourau ou Sébastien Texier pour le saxophone, Louis Sclavis ou Denis Colin pour la clarinette basse, Christophe Marguet pour la batterie Jazz mais pas que, Bruno Chevillon pour la contrebasse frappée/frottée. A la réflexion, ce n’est pas plus mal, empêche l’idéalisation stérile et la mélancolie gratuite.

Poche_a_sons_Fohrer_Space.jpg

Leur retour s’ouvre sur une dissonance de combat où s’affrontent à coups de bec et d’embouchure clarinette et trombone, cygne noir et éléphant, puis batterie martiale et la basse, et la clarinette part pour une envolée Balkanique et solo de clarinette sur la basse groove, bien construit et lyrique, utilisant toutes les possibilités de l’instrument du cri Dolphyen dans les échappées dans les registres aigus / graves. Le trombone suit au second plan, tandis que la cymbale est frappée avec obsession, avant une brusque rupture balkanique de tempo. Sur le solo de basse, la clarinette caquette du bec sous la langue et l’embouchure du trombone souffle rythmiquement de l’air par les lèvres, tandis que Frédéric Guérin agite dans des œufs des graines, fruits peut-être des amours mutants d’un cygne noir – clarinette et d’un éléphant - trombone. Le trombone prend son solo sur la rythmique de clapotante de la clarinette, avec un mouvement imperceptible qui s’enfle jusqu’à donner vie à ces monstres. Après une autre rupture rythmique et un retour du thème sur la batterie martiale et la basse groove, on apprend le nom de ce combat : « La Danse Du Métal » de Jérôme Fohrer, titre bien choisi pour ces volées de plumes, de bois et d’acier.

Poche_a_sons_Fohrer_basse_live.jpg

La clarinette basse lente et le trombone accompagnent Frédéric Guérin, cette fois à la cloche Tibétaine jusqu’à l’envol de la batterie, la clarinette basse à la Sclavis composant « Vol » dans la soute de l’avion des «Routes» pour l’Afrique, avec Guy Le Querrec aux hublots-photos, et le trio d’Aldo Romano Romano au train d’atterrissage et Henri Texier au fuselage. Pourtant la batterie est ici drum’n’bass sur la basse groove et le trombone funky, gueulard, brailleur, rieur, à la Daniel Casimir. Le saxophone taxiphone des basses rythmiques à la François Corneloup. ça s’appelait « On oublie tout et on recommence ». Décidément ils ont le don des titres pittoresques, englobant l’acte musique dans une poétique qui leur est propre, semblant évidente mais obscurément surréaliste dès lors qu’on y creuse, peut-être trop simple ou compliqué, comme si le titre et l’œuvre ne faisaient qu’un, fermé sur lui-même et son sens.

Poche_a_sons_Lucas_trombone.jpg

Suit un autre titre énigmatique du premier album, « Zagorka » commence par des dissonances des souffleurs mais qui semblent harmoniques à l’oreille, cuivrées, frappées, résonnantes comme de lointains cris d’oiseaux. Le son semble venir comme du fond d’un bois fantomatique, d’un port de l’angoisse déserté, de sphères stellaires dont la lumière ne nous parviendrait qu’à travers l’espace et le temps. Puis la batterie Zoroastriste, le trombone, le saxophone érigent un discours innocent et tremblant, d’une innocence harmonique sublime, plus belle après les dissonances quand on le voit se former devant nous, la confusion apparente et maîtrisée se résoudre en un solo de clarinette basse lyrique limpide, sublime calqué sur celui de Laurent Bardainne dans « Limousine ». Le break beat de la batterie tourne en rond concentriquement autour de la basse aussi fine dans son toucher de cordes qu’un kalinka malgache, un kora africaine dans les aigues. Hugues Mayot met un genou à terre avec sa clarinette basse, à la manière de Philippe Leclerc (grand saxophoniste free tout-terrain de la région disparu il y a quelques années et remercié par « La Poche A Sons » dans leur disque en 2005), mais silencieusement, alors que Leclerc livrait toute sa puissance dans cette position de guetteur à l’affût. La basse est sublime sur la clarinette basse en ballade avec le trombone en fond sonore avec un changement d’accord indicible, puis remplacé par un son clair, saturé dans les basses de la clarinette. Ce thème reste magnifique mélodiquement par l’écoute l’harmonie trouvée dans le dépassement miraculeux des dissonances initiales, comme apprivoisées par la poche à sons, filtrées peu à peu. L’oreille est un muscle, m’a dit quelqu’un un jour : on peut l’habituer, l’acclimater…

Poche_a_sons_Lucas_portrait.jpg

Suit « Papaefe » d’Hugues Mayot, le titre le plus « musique traditionnelle» du premier disque, riche d’exotiques tapotements de la batterie autour de la basse, entourés de tournoiements derviches de la clarinette et du trombone, semblant vouloir s’envoler et finalement ne faisant que tourner encore sur eux-mêmes pour le plaisir de se trouver ensemble dans un thème Klezmer /Tzigane à peine ébauché, comme en orbite autour de l’axe rythmique. Le tromboniste Jean Lucas accompagne ses dissonances d’un visage faussement teigneux, haineux dans ses mimiques, d’oiseau colérique comme arc-bouté sur l’embouchure, à la manière de Philippe Leclerc autour de son bec dans ses solos les plus free. Quand c’est fini ça recommence, semble vouloir décoller sur le trombone ou la clarinette mais finalement y renonce, mieux où elle est, entre les dissonances du trombone et la basse frappée de l’archet, retrouve cette immobilité circulaire, obsessionnelle du thème, rehaussé d’une batterie paso-doble sans l’être où l’on croit entendre bruire des voix. Un paso-doble ne passant jamais où il devrait, ni deux fois au même endroit, fait tourner rond ou pas ce manège d’oiseaux, fait vivre le bœuf, précède le tempo en electro - paso, bouleversant de nostalgie même quand ça gueule, braille, crie le saxophone au vibrato Balkanique, en fausse fanfare indansable. N’empêche que cet accord/trombone est là encore magnifique, tremblotant d’émotion contenue, avec quelque chose dans le trombone de celui du « Monsieur William » de Ferré, s’il avait suivi le nègre jusqu’à l’Argentine pour une Murga.

Poche_a_sons_Mayot_sax.jpg

Arrive le Bis. La basse est frottée avec le trombone se faisant cor au fond des bois et Hugues Mayot de dos à la Miles ou pour utiliser l’espace entre eux, puis la clarinette basse énonce un motif rythmique boisé de noir. La batterie retombe sur une basse à réaction, puis dissonante sous l’archet, comme manié par un Rostropovitch devenu fou à forcer de jouer du Contemporain, avec l’émotion nostalgique des Concertos pour violoncelle originels de Bach, craquant sous le bois à la Jimmy Page, tandis que clarinette et trombone maintiennent la mélodie. La cymbale semble endormie sur le trombone et la clarinette lente, puis la batterie se réveille sur le « doum doum doum » familier, descendant de la basse, où se greffe la clarinette pour une mélodie qui crie, retrouve ses basses sur le groove, appuyé d’un trombone dont la coulisse semble vouloir percer le plafond, crever le ciel, décrocher la lune en trophée pour finir.

Poche_a_sons_Fohrer_portrait.jpg

Bref, La Poche A Sons a ravi les nôtres, et montré l’évolution de leurs compositions depuis leur premier album, sa capacité à construire un univers, de petites histoires sans paroles, des ambiances et une «énergie n’appartenant qu’à eux seuls, ce qui nous fait attendre avec impatience leur second disque…

Jean Daniel BURKHARDT