La batterie est le seul instrument inventé par le Jazz, à partir des éléments épars des fanfares (grosse caisse, tambour, cymbales) réunies pour les usages du cirque, à quoi vinrent s’ajouter la double-cymbale charleston dans les années 20s. Cela ne veut pas dire que les batteurs de Jazz n’en furent pas pour autant longtemps tenus à un rôle purement rythmique et d’accompagnement, et malgré les efforts de Baby Dodds et Zutty Singleton pour le New Orleans, ou Jo Jones pour la période Swing, jusqu’au Be-Bop qui libéra la batterie par les « bombes » de Kenny « Klook » Clarke, Art Blakey ou Max Roach vers le rôle de solistes et de chefs d’orchestre.

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Cependant, même aujourd’hui, peu de batteurs méritent le nom de solistes, la plupart restant cherchant davantage à exprimer la puissance tellurique de l’instrument qu’à cultiver une véritable «voix» mélodique ou à écouter les autres instrumentistes dans l’improvisation.

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Ari Hoenig fait partie de ces exceptions. Né le 13 novembre 1973 à Philadelphie, il choisit la batterie car c’est le seul instrument inconnu à ses parents. Il se fait connaître du public dans les trios des pianistes Jean-Michel Pilc et Kenny Werner (qui le qualifie d’ «aussi fou que lui ») et on a pu le voir avec chacun d’eux à Strasbourg. En 2001, il sort un premier album sous son nom « Time Travels», puis un second, «Inversations » en 2006, où l’on découvrait un compositeur très doué, pas seulement dans la démonstration physique, mais aussi dans les ballades, le Blues, alliant l’imperturbable efficacité rythmique d’un Jo Jones et la voix soliste, presque vocalisée, des toms, le Gospel en solo percussion-voix, ou les reprises de thèmes Bop dont il arrive à jouer les lignes mélodiques même très complexes sur son seul instrument. Il était déjà venu au «Cheval Blanc» en trio avec Baptiste Trotignon au piano.

Le samedi 17 mai dernier, il revenait, très attendu avec son quartet composé du saxophoniste Will Winson, découvert sur un titre de son album, du guitariste Jonathan Kreisberg, lui aussi déjà auteur de plusieurs disques sur Criss Cross Records» et du contrebassiste d’origine Néo-Zélandaise Matt Penman, remarqué aux côtés de John Scofield, de jeunes musiciens américains compositeurs comme lui.

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Il dit en anglais de jouer ici avec ce groupe, puis commence en solo sur les deux toms éloignés en résonances tribales avec le bois frappé de la basse, puis la guitare groovy de Kreisberg, suivie du saxophone ébauchant la mélodie sur le cymbale charleston, dans une apesanteur rythmique des deux pieds actionnant en permanence les pédales de la caisse claire et de la cymbale charleston pour créer le sol d’un rythme où viennent se greffer les effets de baguettes. Après quelques phrases Bop du saxophone, un tink-ty-boum classique de la batterie ralentit le tempo, entrecoupé de bombes jusqu’au solo de guitare à belle articulation et bon son à la Jimmy Rainey. Arc-bouté sur ses toms, Hoenig assume sa fonction rythmique et une liberté improvisatrice totale, puis lâche de discrètes bombes en breaks. Le second chorus du saxophone est plus Blues façon Blue Note, puis monte en puissance Groove. Chacun dans ce quartet interactif ajoute son énergie, sa personnalité, sa touche personnelle à un grand tout collectif où se rassemblent leurs libertés individuelles. Le thème finit en ballade avec solo de basse sur la guitare et les réguliers roulements de batterie alternant avec les accélérations de coups jetés en fin de phrases qui finissent par former une mélodie. Jouer ainsi sur la lenteur et la rapidité du tempo successivement est l’apanage des très grands batteurs, maîtres du temps en plus des tambours. En final, guitare en accords, basse obstinée, batterie drum’nbass et phrases répétées du saxo comme dans les « Warwick Sessions » d’Hancock avec trois-quatre faux départs repartant en chausse-trappe, et ceci en 1961, avant d’être avec Miles Davis dans le Jazz modal. Le thème s’appelait « Ramanton Brew ».

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Le second thème part sur un tempo latin avec la guitare groovy et le saxo répétant ses phrases obstinément, puis Hoenig prend un solo n’utilisant qu’un tom et la cymbale charleston.. Comme dans «Nefertiti» de Miles Davis, les autres musiciens sont sa rythmique par leurs réitérations de riffs pendant son solo où il semble retrouver la joie tambourinaire de l’enfant au tambour ou des parades de la Nouvelle-Orléans. Le final est une ballade sur une légère pulsation latine. C’était « Birks Playground ». Quand on se souvient que « Birks » était le surnom de Dizzy Gillespie, et de ce que fit ce trompettiste pour le Latin Jazz en incorporant les rythmiques Cubaines d’un Chano Pozo dans son orchestre Bop, continuant même après la mort de celui-ci, on comprend la référence.

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Suit une autre composition originale, une ballade, «Tea Tray » sur le tournoiement largement caressé des balais sur les cymbales accompagnant le saxo, où s’immisce la guitare d’une pédale s’épousant, se confondant en heureuses noces musicales, puis la batterie est jouée comme une timbale classique d’une baguette ouatée de vibraphone, avant des ras finaux Dub sur le métal des toms. Tous les styles de musique se retrouvent dans cette richesse de jeu. Une envolée de guitare est soutenue par des roulements, frappements de la batterie, qui part ensuite à contretemps, fait crisser le soleil dans les branches des cymbales. Le discours de la batterie est à la fois un soutien pour les autres, et ménage les surprises de décalages solistes constamment ouverts à toutes les possibilités. Le saxo arrive sur la pointe des pieds, comme pour ne pas réveiller une Belle au bois dormant dans les harmonies étirées de la guitare, la basse se poste en embuscade puis les roulements sur les roulements des toms frappés du gros bout des balais, puis la ballade frôle le cri dans sa chute. La batterie fait monter la sauce d’un rien, s’éclipse dans le frétillement des cymbales. Ce jeu très original est très original mais AU SERVICE des autres et de la musique, s’intégrant comme en un puzzle aux pièces sonores inouïes. Il joue, comme le dit le titre de son second album, par "Inversation", entrant dans la musique des autres pour la rendre plus vivante, la servant et se servant de leur énergie pour nourrir la sienne en retour.

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Une lente improvisation entrecoupée de silences rappelle les tambours de l’Afrique et les clapotis, devenant soudain le Mississippi quand on croit reconnaître «WB Blues», ce magnifique Blues en soliste d’ «Inversation», et se révèle être un thème du pianiste Bobby Timmons, « Moanin’ », pour les Jazz Messengers d’Art Blakey, qu’ils avaient enregistré en 1958 pour le disque Blue Note du même nom, et qui avait été repris en vocalese par «Les Double-Six » en France comme le « Blues du Bagnard » dont on retrouve « les cailloux, les cailloux » cassés à Cayenne. Puis la guitare groove, mais samplée à la pédale jusqu’à n’être plus qu’une boucle électro où s’insinue le saxo. Ce thème du répertoire est recréé de l’intérieur par la manière de faire très moderne et libre où on le redécouvre. Le Blues n’en est plus seulement un, retrouve les polyrythmies de l’Afrique dans ses accélérations soudaines, ses réitérations et les langueurs du Sud, l’implication du corps tout entier dans la musique des esclaves quand ils n’avaient comme instruments que leurs corps comme dans « Hambone » d’Archie Shepp joué sur ses cuisses par le batteur d’Archie Shepp, quand le coude vient étouffer/ frapper les peaux comme chez les congueros Cubains, retrouve sa sauvagerie originelle, ethnique, puis soudain son urbanité Hard Bop dans la ville et ses dangers, minée d’accidents de circulation rythmiques. Comme si on avait l’espace d’un solo, vu naître cette musique, vogué avec elle en fond de cale sur les Océans, et suivi son chemin jusqu’aux villes surpeuplées et à leurs quartiers noirs qui remplacèrent l’esclavage aboli par la ségrégation, l’exil dans le Nord et les pénibles travaux d’usine. Tout cela avec un rythme constamment assuré, mais alimenté de battements, frétillements faisant naître dans ses ombres autre chose en filigrane du thème qui en devient groovy. La batterie répond aux phrases Wes Montgoriennres de la guitare, puis retrouve son rôle martial pour quelques mesures, redevient Blues, Camp Meeting, irrépressible claquement de doigt ou crânerie de gangs de rues au début de West Side Story sur la basse, taquine le ciel dans l’aigu d’une cymbale pour la rejoindre, la précède en symétrie puis revient en rythmique, rejoue le thème en solo sur ses tambours mais de manière plus urbaine, avec comme encore des échos de l’Afrique en réminiscence dans la jungle urbaine, l’écho de la guitare, le souffle du saxo dans l’unisson final, raclé d’une dernière griffure sur la cymbale, en signature.

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Suit un autre standard du Hard Bop très swinguant, « Moment’s Notice» du saxophoniste John Coltrane, épaulé d’un autre batteur prestigieux, Elvin Jones (frère du pianiste Bop Hank et du trompettiste Thad Jones, mais le plus moderne, le plus révolutionnaire des trois), mais là encore modernisé par la cymbale Break’n’Beat de la Drum’N’Bass, qui devient une figure un peu trop obligée chez les batteurs se voulant modernes. Ari Hoenig a prouvé pouvoir en faire tout autre chose, jusqu’au boucles du Hip Hop sur «Road To Northsee part III» et ne l’utilise que comme un effet temporaire pour dynamiser un tempo parce qu’il ne s’interdit aucune des possiblités de l’instrument. La batterie peut entre ses mains se faire aussi ailée, aérienne, légère qu’une guitare, rejointes par le saxo, puis lance d’un ultime boum le solo de basse.

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Ces musiciens arrivent à éviter l’écueil du Néo-Bop par une évasion recréatrice, interne, des thèmes, cette provocation libératrice du Jazz de se renouveler en permanence, qui empêche leurs reprises de n’être que des réitérations du même thème 50 ans après.

Le secret de cette originalité est peut-être d’avoir chacun leur univers, étant tous des compositeurs dont on peut trouver les œuvres sous leurs noms.com sur internet.

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Ils poursuivent avec «Green’s pudding », démarrant par la basse blues groovy sur le breakbeat, suivie des déflagrations funkys de la guitare et le saxophone répétant un riff comme un sample en remix live à eux tous seuls, restant pourtant naturel par cette qualité d’énergie sonore et de rythme appliquée cette modernité extrême. L’accélération les ramène au Jazz par l’improvisation, la machine qu’ils étaient pendant une seconde devenant folle et s’emballant pour se prouver qu’elle est en vie, se la rejouant Blues, Jazz-Rock dans sa mémoire, porteuse d’espoir pour les musiques de danse actuelles : si la Techno pouvait REDEVENIR excitante, réinvestie par des musiciens live de talent. Eux méritent beaucoup mieux que ça, mais leurs cadets pourraient reprendre la musique de discothèque en main pour qu’on n’y danse plus idiot. Parce que là on est assis quand même, passifs. L’oreille, le cœur, l’âme et l’esprit sont en contemplation, mais le corps n’exulte pas. Cette séparation de la musique d’écoute et de la musique de danse est fatale au succès du Jazz pour revenir au devant de la scène, toucher un public plus jeune, qui en fait une musique d’élite. Parce que je vous jure qu’au Cotton Club sur Ellington ou au Savoy Ballroom «Home Of Happy Feet » (Maison des Pieds Heureux) sur Chick Webb, ça dansait le jitterbug jusqu’au plafond! Les grands orchestres sont responsables de la conception de bien des américain(e)s de l’entre-deux guerres. Et même au Tabou, le Be-Bop se dansait comme du Rock encore naturellement acrobatique. Il y a eu peut-être encore quelques grand-messes fleuries pour les enfants des années 68/74s réconciliant Jazz et Rock, cette innocence du monde retrouvée collectivement dans le Peace & Love et l’amour libre en musique à Woodstock ou à l’Isle de WightMiles Davis jammait furieusement Jazz-Rock avec Airto Moreira aux percussions qui prétend ne pas s’en souvenir précisément à cause de son état. Les noces du Rock et du Jazz furent bien belles, comme si tous les musiciens et tous les humains pouvaient se rassembler autour de la musique et de son énergie positive, Weather Report, les Headhunters, Mahavishnu Orchestra, le Lifetime de Tony Willians Return To Forever côté Brazil avec Chick Coréa, Airto Moreira et Flora Purim, tous des anciens de Miles, les Brecker Brothers, Irakere à Cuba, Malon en Argentine, Banda Black Rio au Brésil...

Et même le Rock des Rolling Stones, Beatles, Pink Floyd, Led Zeppelin (tiens, que des anglais !), mais aussi Hendrix, les Doors et Janis, le Jefferson Airplane et le Gratefull Dead avaient une saveur Blues, Jazz, une ouverture, un message, cette musique parlait de liberté, de révolte, était aussi riche que de la fusion, du « Rock Jazz » par la cohésion magique des instrumentistes.

Comment tout cela a-t-il pu s’arrêter? Perte des illusions probablement, comme un mauvais trip, une gueule de bois et l’impression d’avoir été manipulés, floués, utilisés. Alors le Rock sombre, le punk qui sefout de tout avec les Pistols, s’engage avec les Clash et repart pour un tour, les illusions en moins, « No More Stones & Beatles », et puis après ? Le noir absolu, la New Wave, les batteries électronique et la mort dans les années 80s. Quel gâchis!

On a parlé d’un « Summer Of Love » Techno en 89 mais pour moi il n’y a plus rien de collectif là-dedans.

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Voilà ce que je pense a posteriori pendant le solo de Guitar-Hero de Jonathan Kreisberg, qui découvrit la guitare avec les vieux «Cream» (Disreali Gears) parentaux et le Jazz avec « My Favourite Things » de Coltrane. La batterie-machine retrouve dans ses ras, les vaudous de l’Afrique des tambours qui parlent et chantent le vaudou, puis les grands batteurs Rock des années 70s dans un solo Rock Progressif, John Bonham de Led Zeppelin ou Yes et revient en fin Techno rageuse. Ces types auraient pu jouer avec Miles, peut-être n’aurait-il pas interrompu sa carrière à la fin des années 70s. Je suis sûr qu’ils auraient pu lui proposer mieux que le Techno-Funk lourd comme retour dans les années 80s de « Tutu » ou les espagnoleries molles de pacotilles de « Siesta » ou on ne l’entend presque pas ou l’électro Hip Hop de Doo-Wop comme sortie si honorable soit-elle, et malgré tout le respect que j’ai pour Marcus Miller, c’est pas très fun, très perso, purement technique.

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A la sortie de scène, on a bien failli se prendre la guitare de Kreisberg en pleine figure, s’il n’avait arrêté son geste avec un sourire. La belle relique! Pas détruite comme celle de Jimmy Page avec les Yardbirds dans «Blow Up » d’Antonioni, qui dans la rue n’est plus qu’un obscur bout de bois à peine laqué que le premier passant laisse tomber à terre, ignorant de ce grand moment de Rock’N’Roll.

Pour le Bis, nous feront-ils du Jazz, du Funk ou de la Tech, ou nous baladeront-ils ailleurs encore? La guitare part en standard sur les tapotements des balais, le sax énonce un thème connu mais anonyme. Hoenig frappe lentement cymbales et toms qui semblent des gongs Balinais ou Indonésiens sous les mains d »’un gamelan de toutes leurs résonances.

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Le thème s’envole en réitérations modales avec le saxo, puis la batterie se fait de plus en plus appliquée, lourde, lente, le saxophone se fait lent jusqu’au glauque, se perd en un dub oiseleur sur les percussions manuelles d’Hoenig sur ses toms, pour soudain repartir en medium tempo répété vers le Blues, la Ballade le Standard anonyme où tout bouge sauf le sax, pilier harmonique des mélodies très précis et économe dans ses moyens pour permettre à la musique des autres d’être compréhensible, et une dernière de ces montées vertigineuses en intensité où tout s’ample, s’enfle, s’électrise dans le Rock sans changer de thème.

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Second Bis en solo, sur le Gospel préféré du batteur : « This Little Light Of Mine», articulant d’abord toute sa mélodie sur les seuls toms de sa batterie et de la charleston en grelot comme les tambours de l’Afrique et tous ses balafons, puis la voix très timide, humble, comme restant à l’intérieur d’un recueillement intérieur.

Bref des musiciens magiques encore méconnus, mais capables de moderniser rappeler les origines de la tradition du Jazz, puis de la pousser jusqu’à sa dernière modernité présente ou à venir, en passant par tout ce que l’on aime dans les musiques Traditionnelles, le Jazz, le Rock ou tout ce qu’on pourrait aimer à l’avenir. Ce qui donne de l’espoir pour l’avenir et du baume au cœur. Aux dernières nouvellles, Ari Hoenig a retrouvé Jean-Michel Pilc pour un projet commun.

Jean-Daniel BURKHARDT