Pour le mois de mai, Grégory Ott a invité au TAPS SCALA, toujours dans le cadre de sa «Carte Blanche», le Trio du saxophoniste au nom prédestiné au grans souffle des vents, Michael Alizon avec Jean-Yves Jung à l’orgue Hammond, qui ont fait les belles nuits du défunt « Piano Bar » et Jean-Marc Robin à la batterie, batteur du trio du contrebassiste Gautier Laurent. Un trio Néo-Bop centré sur l’orgue par l’absence de basse, mais l’organiste peut, comme Jimmy Smith, les assurer du pied sur les pédales, et a enregistré début 2006 «Les Sentiers du Crabe».

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Le concert commence par « Extra Ball » qui ouvre et ferme l’album par une « alternate Track ». Alizon débute par une intro dans les basses, à la Dexter Gordon, saxophoniste auquel il m’a toujours fait penser pour le son et l’énergie de son style, mais avec des envolées Coltraniennes période « Giant Steps» dans l’aigu (je me souviens de ses reprises de « Mr PC» en fin de set au Piano-Bar) et la puissance sonore d’un Sonny Rollins. Les cymbales de la batterie frétillent sans troubler l’imperturbable ligne du thème du saxophone, surfant sur l’orgue sous-marin nous plongeant après quelques dérapages contrôlés par paliers à la descente dans des profondeurs à la Eddy Louiss dans la chanson de Claude Nougaro «C’est Eddy».

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Le second titre est plus énigmatique : « Le haricot et l’enclume», surtout si l’on pense aux surnoms des grands Jazzmen : Le Haricot (The Bean), c’était Coleman Hawkins, premier soliste Jazz sur l’instrument pour son « style mitraillette» sur « The Stampede » avec l’orchestre deFletcher Henderson et surtout son « One Hour » avec le joueur de peigne musical Red Mc Kenzie. Il était aussi appelé «The Hawk» (Le Faucon), auquel l’assimilaient son instinct de prédateur en Jam-Session, son regard perçant entre ses rides au coin des yeux quand il prit de l’âge.

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Un soir de 1934, son orgueil démesuré faute de réel concurrent subit sa première défaite contre un inconnu nommé Lester Young, au « Cherry Blossom » de Kansas City. Il revint en 1939 avec un superbe "Body & Soul". Mais « l’enclume »? Lester Young, quand il eut ses propres groupes, souvent composé de jeunes turcs pour les défis qu’ils lui tendaient, n’aimait pas que les batteurs Bop jouent trop de bombes derrière lui, préférant un « tink-ty-boum » (chabada) swing de croisière, et jeta un jour à Larry Bunker qui tapait trop dur à son goût : « Eh bombardier lourd, tu te calmes ?».

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Mais la musique de Michael Alizon est du pur Hard Bop tendance « Blue Note », rien à voir avec Hawk ou Lester, qui furent ouverts à la modernité de leur temps, comme on peut l’entendre pour Hawk dans « The Hawk Flies High » et pour Lester dans son « Lester’s Be Bop Boogie ».

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On peut donc dire que le saxophone ressemble à un haricot, et que dans ce thème il croise le fer sur un bon riff auquel succède un thème irrésistible avec la batterie fouettant ses chevaux de roulements en cymbales, tandis l’orgue s’enflant de soul groove dans les basses, faisant de son second chorus un Boogie des années 50s à la manière de Wild Bill Davis au rythme de plus en plus affirmé par les basses jouées aux pédales.

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Le trio de Michael Alizon nous emmène ensuite vers « Le bout du monde », suivant les superbes volutes du saxophone dans cette magnifique ballade, puis l’orgue tremblant de lueurs vespérales jusqu’au bout de la nuit, tandis que la batterie les entrecoupe de cymbales et autres percussions sur les côtés de Charybde en Scylla. Peut-être ce « bout du monde » est-il le saxophone glissant sur l’eau de l’orgue au milieu des clapotis de la batterie impressionniste.

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Autre bon thème Hard-Bop, « Lesvrez Blues», qui n’est pas un port de Bretagne mais un vrai Blues comme son nom l’indique, où après un départ Coltranien par sa fuite obstinée dans l’aigu, l’orgue prend le rôle des basses soutenant le saxophone, tandis que la batterie se contente de roulements discrets et d’assurer le tempo.

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Parmi les saxophonistes contemporains, si vous demandiez à Michael Alizon lequel l’a influencé, il vous parlerait à coup sûr de Jerry Bergonzi, sa principale influence parmi les vivants. Il lui emprunte un décrochage Hard-Bop du standard « Just Friends» de Klenner et Lewis, qui en effet a rarement subi traitement d’une telle puissance Hard Bop revitalisant complètement le thème en en réduisant la mélodie à un riff obsessionnel et très efficace.

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Suit le titre éponyme de l’album : «Les sentiers du crabe», autre titre d’un mystère impressionniste et poétique mais qui prend tout son sens à l’écoute du thème. Après un départ puissant, l’orgue dessine des marées, des bancs de sables émouvants, s’avance ou se retire devant le souffle de la mélodie très cool du saxophone qui semble ensuite la creuser, s’y frayant un chemin, tandis que la batterie martèlerait de ses baguettes la démarche empesée et précautionneuse dudit crabe. On flirte même avec le proto-électro par les réitérations aérées d’un riff se répétant comme des boucles au naturel d'Herbie Hancock dans ses "Warwick Sessions» enregistrées avec Donald Byrd et Pepper Adams (saxophoniste surnommé « The Knife » -le couteau- pour le tranchant du son de son baryton) en 1961, inaugurant ce procédé à la fin de « I’m An Old Cowhand », tirée en longueur, l’un des instrumentistes continuant d’improviser tandis que les autres sont dans la répétition active. Mais chez Alizon, le crabe continue sa route vers les chemins sinueux de ses phrases Hard-Bop.

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Les sentiers du crabe nous amènent à un autre Blues au tempo latin, « Pentelik» (peut-être inspiré à Michael Alizon par ses concerts dans les pays de l’Est avec le pianiste Benjamin Moussay, alors Strasbourgeois). Le thème se déroule à la Wayne Shorter période « Blue Note », sa complexité rythmique n’empêchant pas la fluidité du discours du saxophoniste.

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Ils enchaînent un Blues plus classique, «Voyons!», au titre court et absurde, à la manière de ceux affectionnés par l’ensemble « Strasax », quartet de saxophones dont Michaël Alizon fait également partie avec Franck et Laurent Wolf, Christophe Fourmaux et Francesco Rees. La section rythmique s’y montre également d’assurer un medium tempo à l’ancienne, la batterie avec la constance d’un Jo Jones crépitant de quelques bombes et l’orgue dans les basses avant un solo perlé utilisant toutes les possibilités de l’instrument.

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Suit une reprise de Franck Foster, saxophoniste Lesterien des derniers Big Bands de Count Basie, dont le très explosif « Atomic Basie », souvent opposé dans les chases au style plus viril de Frank Wess dans le rôle du «méchant», comme Lester à Herschell Evans en son temps (Herschell Evans lui demanda un jour: «Pourquoi tu joues pas de l’alto? T’as un son d’alto !» et s’entendit répondre par Lester, désignant son crâne : «Tu sais mec, Y’a des choses qui se passent là-dedans…Tu peux pas comprendre!»), et qui reprit l’orchestre après la mort de celui-ci, et passa à Strasbourg avec eux en 1997 avec le très vieux Benny Carter encore de grande classe, décédé depuis.

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En Bis, Michaël Alizon reprit «Infant Eyes», Ballade de Wayne Shorter dédiée à sa petite fille, sortie sur son album «Speak No Evil» en 1964 sur le label Blue Note, où l’accompagnement discret de l’orgue doublant la mélodie décupla le lyrisme du thème.

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Cela faisait plaisir de revoir Michaël Alizon et Jean-Yves Jung, que je n’avais pas revu depuis le Piano Bar, à cause de l’absence de réels clubs de Jazz à Strasbourg.

Jean Daniel BURKHARDT