Le pianiste de Jazz Antoine Hervé est né dans le 15ème arrondissement de Paris le 20 janvier 1959. Il entre au Conservatoire supérieur de Musique de Paris, rue de Madrid, très classique, doit se cacher pour jouer du Jazz mais y rencontre son premier complice, Andy Emler, avec qui il monte un duo où il se succèdent au piano et vibraphone, qui remporte le Concours de Jazz de La Défense en 1980, puis enregistre avec lui un disque autoproduit. Toute sa carrière se situe dans ce sentiment d’opposition à l’institution. Il monte parallèlement un trio un Big Band, le Bob 13, avec lequel il se produit au Festival de Jazz de Paris à l’instigation d’André Francis, puis au Festival de Juan-Les-Pins en première partie de Chick Coréa.

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Pour le Théâtre de Paris, il écrit «Sous les Lofts de Paris », puis après avoir écrit pour l’Orchestre National de Jazz de François Jeanneau, il en prend la seconde direction 1987, succèdant à Claude Barthélémy. On y trouvait alors André Ceccarelli à la batterie et percussions, Nguyen Lê à la guitare électrique, Denis Leloup et Glenn Ferris aux trombones, pour les plus célèbres aujourd’hui.

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En 1989, la fin de cet ONJ l’amène à une période de vide après cette hyper-activité, dont il se sort en 1991 par le free ethnique en allant enregistrer à Zagreb le disque « Paris-Zagreb », accompagné de François et Louis Moutin, qui deviennent son trio régulier, Laurent Dehors et de la chanteuse turque Yildiz Ibrahimova, puis a joué en trio, solo (« Inside ») et avec des invités de tous bords, des sonneurs Bretons comme Jean-Louis Le Vallégant aux héros du free comme Portal pour son disque « Road-Movie », Best Of de ses créations.

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Pour ce concert au Cheval Blanc, il présentait un nouveau projet « Pierre et Marie Tuerie», hommage aux Curie, découvreurs de la radioactivité, lui-même au fender rhodes et piano avec Véronique Wilmart à l’ordinateur électro-poétique, Philippe Garcia à la batterie et Jean-Charles Richard au saxophone soprano et baryton.

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Les ondes électro-acoustiques succèdent à l’installation des musiciens, Wilmart évoque un objet qui tombe dans l’espace, et nous plonge en pleine science-fiction, entre la kryptonite de Superman et l’os du singe Zarathoustra dans « 2001 L’Odyssée de L’Espace » qui devient un vaisseau spatial. Le fender rhodes assure les basses puis se fait plus perlé sur des crissements de sable lunaire. Le soprano se fait élégiaque, oriental sur le tintement des cymbales résonnantes d’anneaux Saturniens, les flottements/frôlements de la batterie, les fugues du rhodes. Sur les cris du saxophone et les percussions battues aux balais, Hervé passe au piano joué d’une main, l’autre griffant les cordes dans le style aéré, planant de son disque solo «Inside». Wilmart tintinnabule des cloches sur ses claviers. Hervé au fender rejoint sa chute atomique des éléments dont il est le clinamen qui se détache par attraction, inventé par Epicure puis vulgarisé/poétisé pour les Romains par Lucrèce dans « De La Nature», revient au piano puis chacun d’une main. A la batterie, Garcia a l’apesanteur d’un cosmonaute musical pédalant des deux pieds la dynamo du moteur du vaisserau spatial. Le soprano se fait rapide, ductile à la Miles 70ies, pris dans les chutes stellaires de Wilmart, crie dans chute que le bruit du vent précipite, avec la terreur d’un Belzébuth lâché par la plume rédemptrice de l’Ange vers l’enfer chez Victor Hugo, puis se recompose sur les roulements de la batterie vers une paix plus cool, plus construite, sur le piano chromatique final.

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Agenouillé, le saxophoniste affûte son baryton, s’harnache. Les entremêlements classiques font repartir l’orchestre par leur vivacité de vol d‘oiseaux. Finalement ce saxophoniste me fait penser à John Surman , baryton et soprano anglais ouvert à toutes les expériences électro-acoustiques, ou au hongrois Yochko Seffer (qu'Antoine Hervé a accompagné d'ailleurs) au baryton jouant Monk, ses basses phrases rythmiques construisant un discours différent de celui des autres, mais qui lui est central comme un axe autour duquel ils tournent tels des satellites en orbite, puis s’envole avec l’ obsession, l’obstination soliste tranchante de Pepper Adams dit « The Knife » au début de « Moanin’» de Charles Mingus avec le même rôle central, la puissance d’un Eddie Harris au baryton électrique mais avec un ancrage plus ethnique qui part très fort puis ralentit, jouant avec le son, les résonances des cloches du beffroi Wilmartien, s’accorde en corne de brume sur une sirène navale de bateau ou de vent dans les branches. Après le Mac de Wilmart revient le clavier d’Hervé, puis un ostinato au piano presque classique, romantique, à la Chopin, dans le couloir du temps, le trou noir galactique de la mémoire creusé par Wilmart.

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L’atmosphère du piano d’Hervé rappelle Keith Jarrett à Kôln, déjà décelable dans «Inside » en ce qu’à partir d’un classicisme perlé consensuel, naît progressivement l’intensité du Jazz improvisé qui croît jusqu’au cri de plaisir et du tempo battu avec le pied. Sur la batterie classique, le piano swing et libre se fait presque ragtime ou cakewalk qui inspira jusqu’à Debussy dans son «Golliwog’s Cakewalk». Le saxophone barytonn revientà la Rollins accompagnant Thélonious Monk, puis tous deux partent en pop à la manière des « Extrapolations » de Surman avec John Mc Laughin. Le piano a des aigus obstinés sur lesquels se lâche la batterie, groove le saxo assurant basse et solo à la Eddie Harris dans «Listen Here» avec Hervé en Les Mc Can groovant sur le retour au thème à l’atterrissage.

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Au moment de prendre la parole, Hervé a oublié que le micro était branché aux effets du fender rhodes ou d’un vocoder, ça l’amuse, et de capitaine de vaisseau intergalactique, sa voix mue en robot/ ordinateur, mais pourrait être aussi une guimbarde sur les nappes Wilmartiennes dessinant la steppe Mongole, un rhombe, premier instrument du monde des peuplades primitives en Nouvelle Guinée, Australie ou Brésil utilisant les souffles naturels des vents et de l’air sur une sangle tournoyante, comme s’il réconciliait l’anticipation de la science-fiction et l’origine du monde. Hervé part en groove, sur lequel vient se brancher le soprano en sonneur breton comme un Jean-Louis Le Vallégant sur « Celtic Variation» sur la batterie Drum’n’Bass et les basses électros de Wilmart. Le fender rhodes termine en groove terrien qui soutient le soprano. Wilmart fait naître des mouches sonores sur un néon. A un moment dans cette union, on ne sait plus si les sons viennet de l’ordi, du rhodes ou du piano, ou de Wilmart le modifiant par ses effets. Aux roulements de la batterie, on croit reconnaître «All Blues» de Miles au piano, suivi du soprano, puis une impro folle au piano sur la batterie. La folie de l’improvisation s’empare des deux instrumentistes, la liberté du free comme à Zagreb en 91 juste avant la guerre sur «L’Exorciste » avec Laurent Dehors et de la chanteuse turque Yildiz Ibrahimova, puis Hervé replonge dans les cordes intérieures du piano à la Jarret.

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Une intro élégiaque du soprano, presque classique ou par la rigueur de sa ligne mélodique à la Steve Lacy reprenant Thélonious Monk dans «Only Monk», puis part en fugue folle, s’envolant comme un oiseau sur la pointe des pieds, à la Sclavis dans «Clarinettes» capable à lui tout seul d’animer en souffles continus sur trois clarinettes (normale, basse et piccolo) en re-recording un univers poétique qui nous lave les oreilles de ses spirales et fait rêver nos têtes, planer nos âmes, danser nos pieds dans les nuages à sa suite tel Hans le joueur de flûte d’Hammerlin d’Hamelin, faisant de nous les enfants de ce Conte de Grimm., dans les étoiles avec les sons spatio-stellaires de Wilmart, tremblés du fender rhodes d’Hervé utilisant les boutons « treble » de son clavier sur un beat actuel, qui retrouve ensuite la finesses des cordes d’un qanun oriental dans les cordes intérieures du piano sur les cymbales en contretemps de la batterie. Le piano fait quelques gymnopédies à la Satie, ancêtre de Monk sans le savoir, puis revient au fender rhodes avec le baryton sur une batterie «jungle», qui nous met en transe à la Weather Report avec le baryton qui groove, entrecoupé de ruisselements naturels de Wilmart calmant le jeu à la Edgar Froese, père des musiques électroniques avec son « Aqua», mais aussi fondateur du groupe de Jazz-Rock «Tangerine Dream», desquelles cascades émergent au final des chants pygmées samplés à la manière de Jean-Louis Le Vallégant.

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Nous avons entendus jusque là les « impros 1,2,3, 4 et 7 » ; Les eaux se font cataclysmiques ou les enfants d’Afrique jouent à en faire de la clapotante musique. Un Big Bang d’astéroïdes se croisent sous les doigts de Wilmart puis les percus de Garcia. Le soprano dessine un paysage lunaire accidenté au ciel troublé de lasers, un magma du centre de la terre et sa lave bouillonnante ou le labo bullant des Curie dans leurs tubes à essais, à effets, et soudain le piano discret construit un thème avec le fender rhodes, qu’ « EURÊKA ! J’AI TROUVE !» : on reconnaît comme la formule musicalement modifiée d’«In Walked Bud», écrite par Monk pour son ami le pianiste Bud Powell quand celui-ci entrait en marchant sur les nappes des tables du Minton’s Playhouse, laboratoire du Be Bop, avant que des flics lui apprennent le sens le plus dur de ce mot : « le bruit d’une matraque de flic sur une tête d’un noir » (dixit Dizzy Gillespie), d’où une vie brisée, de musique bien sûr mais entrecoupée de séjours psychiatriques, en sanatorium et de nombreux excès. Puis l’impro reprend le dessus, mais maintenant qu’on sait le thème on apprécie mieux l’originalité modale à la Quest de la reprise au soprano à la Dave Liebman sur la batterie devenant percu à mains nues ajoutant son naturel ethnique à une rythmique Drum’N’Bass.

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« Thélonious Monk a écrit 88 thèmes » dit Antoine Hervé. Monk trouvait dans une interview «88 touches suffisantes» sur un piano. On ne peut pas ne pas penser qu’il aurait été assez lunaire et fou pour en écrire une pour chaque touche du piano et avoir jugé cela suffisant! Mais c’est « Naïma », la ballade de John Coltrane, dédiée à sa première femme, qu’on reconnaît à l’entrée du saxophone soprano. Chaque instrument semble être un élément d’une formule chimique globale où le saxophone serait le précipité reconnaissable de la formule de base du thème dans le labo libre de cette « Pierre et Marie Tuerie ». Le piano est rapide sur la musique stellaire de Wilmart, puis sur les roulements de batterie et les cymbales, part en folle crécelle, rendant à ce tempo le standard presque méconnaissable, modernisé, volant dans l’espace, alors que le piano brode tout autour des dissonances d’oiseaux éoliens inventées par Wilmart.

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Après ces transes, le piano soudain se fait reggae dub par ses prolongements ouatés, à la Yann Tiersen, chaloupe rêveusement quand le saxo entre dans la danse, se fait Balkanique sur les contretemps de la batterie. On reconnaît «Misterioso» de Thélonious Monk, sous la forme traînante d’André Minvielle qui en a fait «Ounbas» en Occitan avec des gamelans de Wilmart en écho et le saxo sifflé, soufflant dans le seul bec et l’anche affûtée, comme en un appeau, devenu oiseau.Réajustée au baryton, ils flottent sur un dub, voguent comme immobiles, puis il revient à une énergie plus naturelle, se fait ska, Skatalites, part en rythmique Salsa sur un autre Minvielle, en rythmique de fanfare Fellinienne de Nino Rota, passe par «Round Midnight», qu’on reconnaît en filigrane, à la Tristano dans le piano.

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On reconnaît un autre thème de Monk, l’un des plus rapides, «Well You Needn’t», pour le quel Carmen Mc Rae écrivit des paroles, puis d’autres Monk au saxo mais avec au saxo le souffle velouté, constant, continu sans être free, respirant, reprenant son souffle en musique, de Ben Webster. Monk en version électronique rugissante, glissante, liquide, Monk dans les étoiles, mais d’une manière moins dure, moins techno-dansante, heurtée, que les versions d’un normalien devenu pianiste de Jazz surdoué et passé par l’électronique à l’aube de ce siècle et auteur d’une biographie de Monk, sur « Shuffle Boil » : Laurent De Wilde, Hervé restant plus fidèle à la poétique méditative de Monk dans ses interprétations, au lyrisme des thèmes. Pourquoi Monk, au fait, en plus d’être le plus lunaire et mystérieux des compositeurs Bop? Peut-être parce que son second prénom, après Thélonious (qui ne se trouve déjà pas fréquemment) et avant Monk (moine, défroqué bien sûr, mais avec cette rigueur, cette obstination presque mystique vers un absolu musical n’appartenant qu’à lui) était «Sphère», et que sa musique semble en effet ronde, comme une bulle : on y rentre et on pourrait l’écouter en circuit fermé, un thème renvoyant à un autre, dans un univers isolé, unique total, où l’on se perd et se retrouve en des miroitements infinis, comme dans « Reflections », par Steve Lacy et Mal Waldron.

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Comme quoi on peut avoir la tête dans les étoiles futures et le rythme bien Bop ancré, chevillé au corps, dans le sol des origines du Jazz ou des musiques traditionnelles regardant vers leur dernière modernité électronique, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, du microscopique à la macro-galaxie, de la terre aux étoiles, un beau voyage.

Jean Daniel BURKHARDT