Le batteur belge Dré Pallemaerts, né en 1964 à Anvers, est l’un des batteurs les plus musicaux au monde. Peut-être parce qu’il est devenu par hasard, ses oncles jazzmen amateurs laissant leur batterie à résidence chez ses parents, dont il jouera à partir de cinq ans. Peut-être parce qu’il avoue ne pas « se sentir batteur », utilisant l’instrument comme une palette d’effets pour traduire sa musique où se retrouvent les autres instruments, plus comme moyen que comme fin en soi. Peut-être enfin parce qu’il fait partie non pas de ces batteurs monstres de puissance rythmique à la tête de leur orchestre et au devant de la scène (Art Blakey avec ses Jazz Messengers) mais davantage de ces batteurs -compositeurs comme Paul Motian. Pour son disque « Panharmonie », il a réuni autour de ses compositions ce qu’on pourrait appeler en un autre temps un «all-stars » : deux compatriotes Stéphane Belmondo, directeur du label sur le quel a été enregistré le disque et Josef Dumoulin au fender rhodes trafiqué d’échos et de saturations, remplacé pour ce concert par Pierre De Bethmann, leader de l’Illium Quintet, avec lequel il a accompagné la chanteuse Laïka Fatien et deux américains, le pianiste blanc américain féru d’histoire et de standards Bill Carrothers et le saxophoniste noir mais à la sonorité très west-coast blanche Mark Turner, autrement dit que des pointures qui font l’actualité du Jazz.

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Cela commence par un piano griffé comme une harpe dans l'intérieur des cordes, avec lequel résonnent les échos wah-wah d'un fender rhodes donnant l'impression ouatée d'un dub avant le réveil, puis sur un bruissement de cymbales Dré Pallemaerts entre en scène, bat tandis que le fender rhodeuquel ss présage de l'arrivée des cuivres dans les mêmes sonorités, puis en prolonge les sonorités. « Where Was I » est une longue ballade reconnaissable à l'entrée des cuivres dans le thème. Le thème trouve une énergie nouvelle dans une petite chute rythmique du fender rhodes. La batterie bat en les accompagnant, en retrait. Le premier solo est pris par Mark Turner, saxophoniste de Los Angeles jouant dans l'esprit Cool/West Coast blanc éclos là-bas avec Stan Getz ou Art Pepper. Il se retire ensuite devant le piano de Bill Carrothers pour un solo discret en sourdine, puis le fender rhodes avec la batterie en sous-main jouant des cymbales comme d'un piano, cherchant des concordances. Stéphane Belmondo cite dans son solo une hrase d' «Everything Happens To Me » qui me fait penser à Chet Baker. Le solo de fender rhodes jaillit tel un ruisseau de derrière l'ampli où se cache De Bethman, puis s'enfle progressivement comme la mer.

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Puis vient une originale reprise de "Bye Ya" de Thélonious Monk, professeur rythmique de Pallemaerts à la sauce électrique, avec piano dans les basses, et cuivres jouant le thème. Le solo de saxophone fait penser à Sonny Rollins, saxophoniste de Monk. La batterie exploite les effets bop "jetés" inventés pour lui par ses batteurs Max Roach et Art Blakey, selon son adage "make the drummer sound good" (faire que le batteur sonne bien). De petits bégaiements dans les genoux sont instigués par le rhodes, qui cède la place au piano. La batterie de Dré Pallemaent est ornée au-dessus des cymbales de quelques gongs libres de taille moyenne et petite, dont on comprend l'utilité au premier "dzoing", sonorité absente d'une batterie standard. Le solo de batterie semble là encore reprendre la palette de l'orchestre, avant un final des cuivres séparé puis à l'unisson avec le rhodes dans l'aïgu en fond.

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Dré prend la parole avec un accent belge caractéristique. Pierre De Bethmann les accompagne pour la première fois, mais ils ont accompagné ensemble la chanteuse Laïka Fatien. Dré annonce le répertoire: de ses compositions, du Thélonious et une chanson de Joni Mitchell. Sur « Afternoon », Turner prend un solo aux circonvolutions internes aïgues/graves à la Coltrane dans ses résonnances, se fait oiseleur et charmeur de serpents à la fois, comme Coleman Hawkins dans son solo "Picasso" ou Eric Dolphy sur "God Bless The Child", déroulant des spirales Lesteriennes magnifiques, avec une profondeur sonore dans les graves évoquant presque la clarinette basse et le basson. Le fender rhodes semble comme s'éveiller encore engourdi d'un rêve ou nous y plonger, le prolonger en jouant sur les mêmes résonances/dissonances, sur la bordure et le fil étroit qui les séparent, jusqu'aux stridences des sirènes, aux ultrasons qu'on dit perceptibles seulement par les chiens, aux sonneries portables secrètes dont seules les oreilles enfantines entendent les appels, alors que les adultes n'en voient que l'effet par leurs fous rires hystériques après le mauvais coup, recréant le monde étrange et poétique des rêveries presqu'informes et évolutives d'un tableau irisé. Dré Pallemaerts s'est servi pour la composition de certains thèmes d'un programme informatique permettant de l'assister par ordinateur vers des solutions aléatoires mais harmoniquement logiques. Un crissement de ses cymbales s'ajoute au tableau comme une nouvelle touche de pinceau à la palette d'un peintre, se fait arbre craquant dans ce paysage étrange, ou murmure organique, naturel.. On contemple la musique en train de se faire, par l'imaginaire et les yeux parfois fermés. Suit "MJ Rules", thème le plus pêchu de l'abum, en hommage à l'autre grande influence rythmique de Dré Pallemaents, le batteur de Coltrane Elvin Jones. La batterie s'y fait rapide sous les attaques sous-terraines aigres de saturations et profondes du fender rhodes, à la "Soft Machine" dans l'énormité, le grain du son, et la ligne du piano précède les cuivres presque latins, salsa, donnant une gaieté caraïbe à l'introduction. Le battement drum'n'bass incessant donne une couleur Jazz-Rock, comme le fender rhodes dans ses interstices, à la Herbie Hancock dans "Bitches Brew" de Miles Davis. L'électricité du rhodes semble cachée et toujours présente, une voix soufflant dans le mouvement des arbres, agissant pendant le solo de trompette sur l'ensemble avec la légèreté pourtant décisive d'un battement d'aile de papillon par ses résonances alors que le doigt n'est plus sur la touche, cette rémanence que Miles avait présentée à Hancock comme l'avantage d e ce "jouet" fender rhodes par rapport au piano.

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Le fender rodhes agit comme une dynamo rechargeant en électricité la trompette bop free. Turner intervient à la Wayne Shorter pour se faire de la place en épousant les intervalles entre le fender rhodes et la batterie et se calant entre les deux, jouant de, avec, dedans/dehors et contre cette puissance rythmique lâchée, libérée et vice-versa. Mais le solo de fender hodes est pur de toute distorsion dans son ruissellement limpide s'ajoute la pompe d'une basse saturée qui le réactive dans le virage en pente de la ligne mélodique soutenue pendant le solo de batterie, puis part en wah wah rejoignant les gongs tintinabulants courtement, répondant aux ras jusqu'au final latin des cuivres à l'unisson.

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Carrothers introduit tout en sensibilité la ballade cool "Tourne En Rond », Le bugle se fait sublime avec ce "mellow of the sound" pour lequel Chet Baker refusait de nettoyer sa trompette. Le thème est repris par le saxophone. Carrothers est un pianiste qui aime la mélancolie des vieilles chansons, la façon par laquelle elles font dans l'imaginaire individuel et collectif les histoires de l'Histoire, comme dans son disque "Armistice 1918". Le fender rhodes pallie à l'absence de contrebasse accoustique à l'archet dramatique dans le bourdon entêtant de l'émotion qui nous le donne (le bourdon). Les instruments sont des organismes naturellement modifiés, généreusement contaminés l'un par l'autre dans un son de groupe.

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La batterie fait claquer ses "tinkty-boum" du jazz classique. Le piano de Carrothers, à la Monk, est modifié par le rhodes sur un tempo très lent, tandis que la batterie semble suivre sa propre sa propre partition comme chacun en liberté. Le thème de base de l'album est prétexte à de plus longs développements, à des joutes improvisées en concert, qui auraient fait danser sa danse à Thélonious Monk de l'ours en rond et sur place, derviche au ralenti tournoyant dans la fumée des clubs. Finalement c'était "Oska T", un des thèmes tardifs arrangés par Monk pour sa grande formation avec l'aide d'Overtone.

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Dré Pallemaerts annonce "encore un peu de temps pour jouer...à plus tard". Cette convivialité belge à l'accent acidulé, traînant sur les aïgues, rallonge le temps dans la chaleur des longs hivers où il fait bon se réchaufer d'un plat de moules-frites aux lueurs d'une bière dans les brasseries de Bruges. «If I Had A King » de Joni Mitchell, chanteuse de pop amoureuse du Jazz au point d’avoir publié les albums « Mingus » et « Miles », énoncée par les cuivres, puis le fender rhodes carillonnant comme le beffroi de Bergues dans « Bienvenue chez les ch’tis ». Dré bat la mesure du temps qui passe et s'étire sur ses cymbales, le prolonge aux résonances musicales de leurs lueurs sonores ou son chabada, ou encore l'accélère en fouettant ses chevaux. Il utilise un oeuf de percussion rempli de graines, le fait rouler en sablier sur la cymbale, tandis que ses pieds impriment le rythme de base caisse claire/charleston aux pédales. Aux effets électroniques ont succédé d'autres plus naturelles. Belmondo souffle dans un coquillage blanc, procédé popularisé par le tromboniste Steve Turre, et Carrothers fourrage dans les cordes intérieures de son piano avec une baguette ouatée de bleu. Le saxophone les rejoint à l'unisson dans l'unisson des dissonances entre les sauts du rhodes. Dré bat en ras, et le saxophone dans leurs interstices fait penser à Stan Getz ou Sonny Rollins en duo avec Candido Camero sur «Jungoso» et «Bluesongo». Pierre DE Bethmann tapote sur les touches deu rhodes, puis le vent se lève avec les souffleurs et batterie et rhodes commencent à groover, le piano à se faire salsa. Peut-être est-ce un nouveau morceau, il ne me dit rien.

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Arrivent les bis. Tout d’abord la ballade « All The Things You Are », en duo avec Carrothers sur le disque qui se souvenait du secret des versions de Frank Sinatra que lui en avait transmise le tromboniste Bob Brookmeyer pour n’utiliser qu’un intervalle très réduit, jouée ici par le bugle et le saxophone, tandis que Dré use de sa batterie en chef d’orchestre symphonique ou en peintre impressionniste de ses couleurs avec ses balais comme pinceau. La version est beaucoup plus lente que celle de Charlie Parker et Dizzy Gillespie, comme décomposée par les voix des musiciens, la petite phrase rendue célèbre par Parker et Gillespie en intro étant reportée en final.

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Bref, une musique riche mais compréhensible, qui arrive à résoudre le paradoxe d’être à la fois poétique et pêchue, latine et nordique, appelant à la rêverie et à la danse, arrive à être naturellement miraculeuse, organiquement électrique ou électriquement organiquement.

Jean Daniel BURKHARDT