Le clarinettiste basse et clarinettiste, saxophoniste alto et soprano et bandonéoniste Michel Portal est l’une des légendes du free jazz hexagonal. Né à Bayonne le 25 novembre 1935, sa formation classique couronnée de prix internationaux à Genève et Budapest fait de lui un clarinettiste soliste d’exception de Mozart, Brahms, Schumann ou Berg, mais sa passion du Jazz lui a permis d’échapper aux répétitions incessantes des mêmes programmes lot des solistes internationaux. Il n’a jamais cessé en parallèle de pratiquer les musiques populaires (Basques en particulier), de variété (Perez Prado et ses Mambos), contemporaines (Boulez, Stockhausen, Bério, Kagel, etc…), d’accompagner des chanteurs (Gainsbourg) ou chanteuses (Barbara : la clarinette basse de « Pierre », c’est lui) et de multiplier avec boulimie les rencontres musicales de tous types. A l’origine du mouvement free en France avec François Tusques, Bernard Vitet et Sunny Murray, il crée avec Jean-Paul Drouet le New Phonic Art, axé sur l’improvisation collective puis la structure ouverte du Michel Portal Unit, en 1971, joue à Châteauvallon en 1972 (disque réédité il y a quelques années) et reste un partisan sans compromis de la ligne free et de ses accidents imprévisibles, tout en restant accessible au public par sa passion du rythme.

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Homme de scène plus que de studio, ses albums sont autant de balises d’un parcours faisant le point de ses expérimentations avec des personnels changeants choisis dans le monde entier. En 2000, il avait créé la surprise en relevant un nouveau défi : enregistrer aux Etats-Unis, à Minnéapolis, son album du même nom, ville de Prince, avec l’ex-section rythmique funk de celui-ci : Michael Bland et Sonny Thompson, et Tony Hymas au piano et claviers, improvisant même sur du Hip-Hop.

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Il remettra le couvert sur scène en 2001 avec le guitariste Jef Lee Johnson remplaçant Vernon Reid pour le disque « Minnéapolis We Insist ! ».

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En 2006, tous sont au rendez-vous pour l’enregistrement de « Birdwatcher », hommage aux migrations musicales des Jazzmen. Sur une autre séance du même disque, on le trouve aux prises avec les jeunes Erik Fratzke, bassiste électrique du trio « Happy Apple », J T Bates, batteur du duo « Fat Kid Wednesday », tous deux de la scène de Minnéapolis, rencontrés lors d’un festival de Jazz organisé par Jean Rochard.

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On y trouve également, venus de New-York, le contrebassiste Jean-François Moutin, rendu célèbre par le trio de Jean-Michel Pilc, le saxophoniste ténor arizonien Tony Malaby qui le fascine et Ô surprise, un autre musicien de Jazz mythique, le percussionniste brésilien Airto Moreira, premier percussionniste de Weather Report qui abandonna le groupe pour rester avec Miles Davis et l’accompagna à l’Isle de Wight ( les extraits du concert et son « Tribute to Miles Davis » sur le DVD ou sur You Tube est un moment d’anthologie où il refait « Bitches Brew » avec sa voix et ses percussions) mais fit partie de « Return To Forever » avec Chick Coréa et Flora Purim, et qui voulait depuis longtemps jouer avec Portal. Ses interventions suffisent à nous rassurer sur sa folie rythmique.

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Pour ce concert, seuls le pianiste et claviériste Yougoslave Bojan Z(ulfikarpasiç), qui a joué avec Portal sur son album «Dockings », et Tony Malaby étaient prévus pour accompagner Portal, soutenus par une section rythmique inconnue pour interpréter le répertoire de l’album « Birdwatcher ».

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A 73 ans, la passion de Michel Portal et son envie de se mesurer musicalement aux autres reste intacte. Le concert commence par «Impatience» qui semble décrire l’intensité musicale qui anime Portal. Portal joue à la Louis Sclavis (ou plutôt Louis Sclavis doit beaucoup à Portal en tant que clarinettiste basse) en partance pour l’Afrique dans le titre «Vol », sur l’album « Carnet De Routes » avec Aldo Romano à la batterie et Henri Texier à la contrebasse illustrant les photos de Guy Le Querrec. Comme lui, il groove sur une section rythmique faite de peau (le batteur joue à mains nues) et de cordes (Bojan Z utilisant celles de son piano en y plongeant la main et par des clusts violents. On sait que la puissance est là, celle qu’il porte en lui, celle des autres qui le porte, qui les porte et qui nous emmène avec eux. Malaby répond à Portal avec intelligence et à-propos, dans la même transe rythmique, s’échangent les voix collectivement, s’entremêlant joyeusement. Suit le thème qui ouvre le disque, « Nada Mas», le plus festif, celui où l’accord entre les deux souffleurs Malaby et Portal est le plus énergique et le plus irrésistiblement accrocheur. La basse groove du tonnerre arrachant presque les cordes à la Mingus, le contrebassiste faisant danser la mèche de ses hochements de tête comme un hard-rockeur, soutenant l’assaut à l’unisson des souffleurs dans ce thème dont le titre espagnol et la bonne humeur latine pourrait évoquer le Pays Basque ou l’Amérique Du Sud. Portal termine son solo par une montée dans l’aigu se termine dans le paroxysme d’un cri. Portal est peut-être le plus fou des deux à son âge, même si Malaby répond par un solo de même intensité, avant que les deux ne se rejoignent pour la reprise finale du thème à l’unisson.

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Puis Portal laisse Malaby seul avec la section rythmique, ce qui montre que sa générosité musicale est aussi grande que sa passion. On retrouve chez Malaby la caractéristique qui a fasciné Portal : à partir d’un thème donné, écrit ou composé, il cherche la porte de sortie pour la liberté, vers le free, pour se libérer des carcans. Ce qui l’intéresse, c’est d’explorer ce rapport entre thème et improvisation libre, revenir à l’un pour s’échapper dans l’autre sans fin.

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Portal revient, le fender rhodes de Bojan Z tintinabule, poussé parfois jusqu’aux dissonances trafiquées de saturations de son « Xénophone » qu’on avait pu entendre sur son album « Xénophonia». On reconnaît finalement « The Sandpiper », la plus belle ballade du dernier disque de Portal (dont la mélodie rappelle un peu celle du standard de Jazz « Harlem Nocturne »), où il se révèle également au disque fin mélodiste et lyrique à la clarinette basse sur une rythmique (basse obsédante et batterie lente entrecoupée de cymbales) qui serait parfaite pour une musique de film nocturne (une autre casquette de Portal, récompensée pour « Le Retour de Martin Guerre »). Puis Portal part dans l’aigu jusqu’au cri, mais s’arrête au bord de la dissonance attendue, se tait pour magnifier la rythmique, puis revenir à la mélodie du bout des lèvres, d’un souffle qui s’éteint.

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Mais ici, c’est au bandonéon que Portal improvise dans son style très « tango », accompagné par la palette rythmique du piano, tout en restant libre. Heureusement la mélodie est assurée par Malaby au saxophone, avec le lyrisme nécessaire. Portal le rejoint à la clarinette basse sur le dernier couplet.

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Finalement, le contrebassiste s’appelle François Miclo, le batteur Dan Vice (Weiss ?), dont Portal précise « C’est la première fois que nous jouons ensemble mais j’aime beaucoup…».

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Cela ne l’empêche pas de le haranguer de gestes éloquents au plus fort de l’improvisation rythmique, attitude qui me fait penser à Henri Texier défiant le batteur du trio de son fils, Sébastien Texier, Christophe Marguet, qui a la moitié de son âge d’ « encore(s)! » rageurs, ou Miles Davis jammant avec Mike Stern lui disant « You Gave Up ! » (T’as laissé tomber !).

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A croire que le Jazz conserve, ou plutôt cette insatiabilité, cette ardente curiosité cultivant son intranquillité, cette envie qui les anime de se frotter à autrui, à plus jeunes qu’eux, à de nouveaux défis, à de nouveaux univers, à cette intensité, au public les fait rester jeunes.

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Il faut dire aussi que ce Dan Vice a pallié efficacement par sa liberté rythmique et en mettant son énergie percussive au service des autres à l’absence d’Airto Moreira présent sur le disque, si bien qu’on l’oublie dans la samba « Lake Street » ou «Tadorna», où le Brésilien offre un festival de percussions cosmiques et de sifflets divers frétillants de tous leurs feux, Portal soufflant sur scène dans sa clarinette monstrueusement tel un monstre du Loch Ness sortant de l’eau, des mots ou des cris incompréhensibles, à la manière d’un Peter Frampton faisant parler sa guitare (où la pédale wah-wah faisait l’essentiel du travail), mais avec plus de mérite, car ne produisant ces sons que par son souffle et sa voix sans effet aucun. Finalement ce devait être lui sur le disque mais j’ai cru que c’était Moreira. Coltrane aussi criait/chantait en concert, d’après le témoignage de Michael Brecker.

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Après bien d’autres thèmes, mélodies, échanges intenses et joutes menées jusqu’au cri, souffles et rythmes, peaux, cordes, touches et énergies mêlées, en dernier bis, les deux souffleurs magnifieront la mélodie de « Distira Ianoan» après que Bojan Z nous ait montré l’étendue de sa palette slave sur les touches noires et blanches de son piano.

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Le « Birdwatcher », l’oiseleur regardant amoureusement les oiseaux migrateurs, les imitant, chantant et volant comme eux avec la même liberté, c’est Portal lui-même, faisant feu de tout bois et se nichant sans y dormir dans toutes les nuances, se régénérant à chaque rencontre en se nourrissant de l’autre et le lui rendant au centuple.

Jean Daniel BURKHARDT