Pour inaugurer sa Carte Blanche au TAPS de Neudorf, le pianiste présentait son ancien élève et ami Vincent Bidal, déjà auteur d’un CD « Sensual » aux compositions groovyes ou émouvantes et aux reprises originales comme un « Love For Sale » funky et un « Caravan » salsa, rompu comme lui aux transes du groove et de la salsa., avec qui il partage «les mêmes valeurs musicales » pour rendre le Jazz accessible à tous, expliqua-t-il en le présentant, et son trio, dont le bassiste était remplacé par le sien, le très groovy et électrique Franck Bedez, et son batteur Francis Arnaud pour présenter les compositions de son prochain album.

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Le concert est introduit en piano solo par une montée chromatique et maritime qui s’enfle d’un rythme entêtant prometteur, puis la batterie entre en jeu, avec des effets « drum’n’bass » (inaugurée après les expériences de Tony Williams chez Miles Davis puis avec son « Lifetime » par la batterie « broken beat» de « Requiem Pour Un Con » de Serge Gainsbourg dans le film « Le Pacha » puis repris par le « funky drummer » de James Brown dans « In The Jungle Groove ») sur la casse claire à la Esbjörn Svensson Trio (EST). Francis Arnaud semble être être un de ces batteurs en apesanteur rythmique sur scène: un pied sur la pédale de la caisse claire, l'autre sur celle du chabada de la cymbale pour un boum tchac de base incessant sur lequel se greffent les rythmes.

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Dès le second titre, Vincent Bidal part en Salsa sur le groove du chabada de la batterie avec la basse en fond sonore et des roulements de cymbales frétillants, puis coupa par un break dramatique permettant une lente montée basse - batterie de la tension et de l’émotion concourant au suspense de l’ensemble. La basse de Bedez est aussi groovy que dans un film de la « Blaxploitation » ou rappelle celle du virtuose de la basse électrique Jazz-Rock, Jaco Pastorius, puis part en slap (effets rebondis sur les cordes), de plus en plus rythmée et funky, l’énergie montant comme une transe, avant le retour du thème et des breaks jungle roulants de la batterie. Bidal sait aussi s’effacer en tant que soliste pour laisser groover seule sa section rythmique ou participer à l’improvisation collective. Il fait mine de revenir au calme chromatique, puis crée la surprise en repartant bille en tête vers l’accélération finale.



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Franck Bedez passe à une basse guitare électro – accoustique, tirant des sons envoûtants presque orientaux de ses arpèges et d’effets glissés proches de la bossa-nova de João Gilberto ou du Forro Brésiliens, ou du Blues Texan rural, raconte son histoire gaie sur la batterie EST, qui frappe la cymbale du gros bout de ses balais avec des breaks de tambour enfantin. Quant à Vincent Bidal, quand il prend enfin son solo, il déploie une esthétique à la Keith Jarrett dans son phrasé dans un voile mélancolique, fugue vers des nuances ambient dans les aigues du piano au bout du clavier, puis ralentit à nouveau le pas sur un break bien ciselé par la batterie. On peut aussi pour cet aspect méditatif et poétique au pianiste Cubain Omar Sosa dans «Campos Verdes» racontant l’histoire d’un enfant s’évadant dans ses rêveries sur son album « Bembon Roots III ».

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Puis, après avoir présenté les musiciens, Vincent Bidal dédie «Song For Alice» à sa nièce et son père Laurent présent dans le public, dont c’était l’anniversaire. Le saxophoniste bebop Charlie Parker avait composé un « Blues For Alice » (ma composition préférée de Bird) pour la fille de sa femme Chan, mais la comparaison s’arrête là. Ici, le tempo est latino sur la basse électrique, et le piano part dans une course folle et caraïbe avec les solos comme autant de stations et une tempérance à la Ahmad Jamal entrecoupée de petites trilles sur les crêtes des basses, puis l’accélération à la EST les mène à la Salsa Transe, citant rapidement au détour d’un solo « My Favourite Things », chant de noël dont John Coltrane au saxophone soprano a fait oublier les paroles à tout le monde par les libertés qu’il prenait avec sa mélodie dans l’album du même nom puis à chacun de ses concerts, avant la reprise du thème sur un tempo latino léger, la basse courant en boléro, et finit seul en ballade sur les cymbales.

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Vincent Bidal a toujours aimé reprendre aussi des chansons françaises en Jazz. Sur « Sensual, il interprétait « Mistral Gagnant » de Renaud. Ici, c’est un souvenir plus personnel, la première chanson qu’il ait chantée en arrivant en Alsace en CE2, « La Complainte du Phoque en Alaska » du groupe Beau Dommage en 1974.

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Une intro plus triste, lumières tamisées, qui me rappelle la ballade « Farewell Daddy » sur « Sensual », avant le départ de la ronde des balais à la batterie sur le mât de la basse électro, sur deux temps cubains, permettant les échappées libres et joyeuses du piano, entrecoupées de breaks atomiques de la batterie. La transe latino électro fait rire Vincent Bidal de plaisir entre ses ricochets pianistiques, puis utilise les cordes intérieures du piano pour des clusts aux résonances fascinantes, part en salsa sans l’atteindre, bifurquant au dernier moment vers une énergie rythmique à la EST.

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« Le temps passe très vite, c’est le dernier morceau », qui s’intitule «Ton premier pas », mais est à la base plus brusque et violent, passionné que sentimental, avant de partir tout de même en ballade funky sur la basse à la Jaco Pastorius, sur des syncopes rythmiques, puis en groove sur le solo de basse ronflant entre deux rebonds, et termine en EST.



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Pour le bis, ils jouent une composition du batteur régulier du trio, Kevin Reveyrand, absent, et qu’a remplacé Franck Bedez, «Moko Mara». Les lignes de basse sont entrecroisées avec l’improvisation du piano, le thème se fait groovy, accélère, croise « Summertime » de George Guershwin au détour d’un chorus, puis part dans une salsa endiablée qui me rappelle l’extraordinaire version de « Caravan » d’Ellington sur « Sensual » avec la même énergie latine après un break de quelques secondes. Le trio me rappelle par sa précision et sa pêche les disques de Jacques Loussier reprenant Jean-Sébastien Bach devenu fou du jazz dans les années 70s avec André Arpino insufflant un côté funk, mais appliqué ici à la Salsa, tandis que la batterie fait des «ras» (rebondis rapides et répétés de la baguette sur la batterie) comme à contretemps, ralentissant le tempo de ses syncopes.

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Le second bis se fit en piano solo, les autres étant allés dîner, avec une ballade lunaire et clapotante à la Keith Jarrett dans son « Köln Kozert » montant irrésistiblement vers plus d’intensité.

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Vincent Bidal a prouvé qu’il avait, au-delà des leçons de Grégory Ott, de la sensibilité et de l’originalité et une énergie empruntée au funk et à la salsa. On attend avec impatience ce prochain album où ses compositions prendront le pas sur les reprises.

Jean Daniel BURKHARDT