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Guitariste de la scène juive New-Yorkaise avec John Zorn, Marc Ribot est un musicien de studio recherché responsable du virage rock de Tom Waits depuis « Rain Dogs » et accompagnateur privilégié des disques de la chanteuse Péruvienne Susana Baca. Il a connu le succès en 1998 avec ses « Cubanos Postizos » ou « Prosthétic Cubans » (faux Cubains nécessitant des postiches latines ou des prothèses pour le marché américain pour l’être) avec des reprises originales du répertoire « Son’ » du joueur de très aveugle (par la ruade d’un âne pendant son enfance misérable) Arsénio Rodriguez , dans des versions jazzy et teintées de rock sur des rythmes latins légers pour la gaieté tout en restant fidèle à leur esprit festif, avec le contrebassiste Brad Jones, le percussionniste EJ Rodriguez, et Anthony Coleman à l’orgue.

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Son groupe « Spiritual Unity » s’attaque au répertoire et aux solos décapants repris sur sa guitare électrique du saxophoniste de free-jazz Albert Ayler, jugé provocateur en son temps mais dont malgré l’apparente violence de sa musique, les interviews révélaient un homme qui parlait d’amour universel comme le mysticisme de ses titres laissait deviner, mais bafoué par le racisme ordinaire et la ségrégation de la société américaine, un cri d’amour, pourrait-on dire, suivant le titre d’un de ses disques « Love Cry », qui avait su toucher musicalement John Coltrane lui-même, qui le fit entrer dans son label «Impulse», et qu’on retrouva mort noyé dans l’East River en 1970 sans pouvoir jamais en élucider les circonstances, mort comme il avait vécu et joué, en artiste rebelle et maudit.

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Pour l’accompagner, Marc Ribot a formé le groupe « Spiritual Unity » (l’un des disques d’Albert Ayler), où l’on retrouve le contrebassiste Henry Grimes, accompagnateur d’Albert Ayler sur son album « Witches And Devils », que même le très sérieux « Dictionnaire Du Jazz » prétendait mort en 1984 car « inactif depuis la fin des années 60s au point que la nouvelle de sa mort n’atteint les milieux du Jazz qu’avec plusieurs mois de retard » et qu’on retrouve depuis 2000 dans les festivals de Jazz. Avec tous les Jazzmen qui meurent, ça fait plaisir d’en retrouver un finalement vivant de temps en temps, même âgé de 73 ans. Le groupe est complété par Roy Campbell à la trompette, bugle et flûte dans le final entre musique baroque apaisée et Eric Dolphy et « trop d’instruments pour le dire aisément », dira Ribot, et Chad Taylor à la batterie.

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Le début est plutôt doux, la guitare presque cubaine à la « Cubanos Postizos », les autres usant de percussions en hochets pour ajouter à la spiritualité introductive. On reconnaît mal peut-être le début funèbre du gospel funéraire «Truth Is Marching In » qu’Ayler joua pour l’enterrement de John Coltrane à sa demande expresse. Le groupe, ou vient bientôt se greffer l’archet majestueux de la contrebasse et le bugle de RoyCampbell pour parachever cet orphéon d’enterrement, pousse les résonances du thème jusque dans leurs derniers retranchements, jusqu’au bruit étiré en longueur. Cela se sait peu, mais Albert Ayler avait enregistré un sublime disque de Gospel pour le label « Black Lion » en duo avec son pianiste Call Cobbs, capable de jouer tous les styles du classique au gospel, au free jazz, intitulé « Goin’Home » à son retour du Danemark, qui reste son disque le plus abordable, formule qui serait reprise avec succès par Archie Shepp dans les années 80s avec le pianiste Horace Parlan pour un disque du même nom. Et soudain l’enterrement, comme souvent à la Nouvelle Orléans, après la descente du corps, sur un roulements de tambour repris plus tard par le cinéma, le prêtre ayant rendu la cendre à la cendre et la poussière à la poussière, l’orphéon se fait miraculeusement fanfare éclatante, joyeuse et festive pour consoler ceux qui pleuraient et se termine sur un air de Carnaval au Mardi Gras par le « Didn’t He Ramble » (N’a-t-il pas roulé sa bosse ?).

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Buddy_Bolden_Band.jpgBuddy_Bolden.jpg Roy Campbell me rappelle dans son rôle de soliste le premier musicien noir à avoir joué du Jazz sur un cornet à La Nouvelle-Orléans, Buddy Bolden, qui, quand il se produisait dans les parcs, aimait à « ramener les enfants », comme il disait, dirigeant le pavillon de son cornet vers les parcs où se produisaient ses concurrents, puis les attirant du son de son cornet, et les promenant en fanfare tel Hans le joueur de flûte d’Haemerlin dans les rues du quartier noir jusqu’au malodorant « Funky Butt Hall » où il se produisait, mais alcoolique, devint fou et fut interné en 1905 sans laisser le moindre enregistrement, mais fit beaucoup parler et couler d’encres, chaque vétéran trafiquant sa date pour prétendre l’avoir connu ou avoir joué avec lui, et dont il ne reste qu’une chanson, enregistrée par Jelly Roll Morton (qui se prétendait l’«inventeur du Jazz » sur ses cartes de visites) : « I Thought I Heard Buddy Bolden Say » et cette unique photo…

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Marc Ribot est arc-bouté sur sa guitare électrique, en sortant des stridences Rock électrisantes équivalentes aux solos d’Albert Ayler, ou trouvant des douceurs de mandoline dans « Saints ». « Spiritual Unity » était le thème New Orleans le plus entraînant et joué avec la plus grande énergie d’ensemble Rock pour la guitare mais citant courtement « All The Things You Are» entre autres standards célèbres et gardant cette cohésion d’ensemble d’un bout à l’autre, ce qui est remarquable pour du Free Jazz.

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Albert_Ayler_djellaba.jpgAlbert_Ayler_et_Don_Ayler.jpg Albert Ayler avait lui aussi un côté « marche de La Nouvelle Orléans », et avait joué dans sa jeunesse à Orléans pendant son service militaire, où il avait appris et apprécié notre « Marseillaise» (il prononçait « Mayonnaise ») qu’il reprendrait dans son premier album enregistré à Stockholm alors qu’il y accompagnait le pianiste Cécil Taylor, «My Name Is Albert Ayler » avec Niels-Henning Ôrsted-Pedersen (NHOP) à la contrebasse, au détour d’un solo très free. Sur l’album «Love Cry », avec son frère Don Ayler à la trompette, sur « Bells» (que « Spiritual Unity » avait repris en Live à New York sur un titre de leur disque), le groupe se lançait dans une marche débridée d’inspiration New Orleans, tempérée par l’usage comique par Call Cobbs d’un clavecin baroque ralentissant l’ensemble, avec l’impression d’entendre Jean-Sébastien Bach en perruque poudrée courir après l’orchestre de fanfare. Défenseurs de tous les peuplus opprimmés, lors d’un concert à Lörrach en 1966, les frères Ayler avaient aussi rendu hommage aux cultures amérindiennes en introduisant une composition de Don de leurs imitations de chants de pow-wow, repris ensuite en fanfare à l’unisson par le saxophone et de la trompette.

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Parfois aussi, Roy Campbell évoquait par ses grognements « growl » un autre trompettiste hot des débuts du Jazz, Bubber Miley, premier trompettiste de Duke Ellington dans les années 20s à sa période «Jungle» (quand ce terme évoquait davantage la jungle africaine ou urbaine afro-américaine que les percussions électroniques assourdissantes des DJs), dont s’était souvenu Olu Dara en cette même salle.

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Henry Grimes, quand à lui, après avoir fait trembler les cordes de sa contrebasse dans le style très free et tourmenté, saccadé et puissant, à la Charles Mingus, exigé par cette musique d’improvisation libre ou chaque musicien semble jouer seul et libre puis finalement rejoint les autres dans des parties d’ensemble plus énergiques et collectives et tâté de l’archet raclant et frottant les cordes, s’essaya au violon, instrument sur lequel il apprit d’abord la musique, dans un style évoquant plusieurs grands violonistes de Jazz noirs, de Stuff Smith dans les années 30s (au style si provocateur qu’un journaliste écrirait à son sujet ce compliment: «c’est pas du violon, c’est du viol!», alcoolique au point de mettre à l’amende ses musiciens s’ils n’arrivaient pas ivres sur scène et dérangé au point de se faire interner pour avoir voulu s’enfuir de chez son dentiste par la fenêtre en descendant par la gouttière d’un gratte-ciel !), d’Ornette Coleman qui s’y est essayé très expérimentalement, ou encore de Leroy Jenkins et Michael Sampson chez Albert Ayler.

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Le batteur Chad Taylor s’est montré aussi bien capable de soutenir les échappées New Orleans de sa frappe constante avec ce qu’il faut d’exotisme caraïbe d’entraînant dans les marches et de martial et militaire dans l’engagement, à la manière d’un Ed Blackwell, que de solos décomposant les rythmes pour plus de liberté, ou fouettant ses cymbales à tous vents et faisant courir ses baguettes sur ses toms avec violence, ou retrouvant l’Afrique et ses tambours sous la frappe de ses mains nues.

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Si les échappées libres permanentes pouvaient gêner certains plus habitués à une reprise « straight » et collective du répertoire ou en faire sourire ou rire certains autres par leurs dissonances affichées et volontaires, il fallait cela pour rendre hommage à l’esprit révolutionnaire et frondeur d’Albert Ayler, et c’eût été le faire mourir deux fois que de les interpréter de manière aussi conventionnelle que les standards de Guershwin, Porter ou autre. Une fois habitué au fait qu’aucun thème ne serait repris en suivant uniquement sa mélodie d’origine de bout en bout au long des chorus comme c’était le cas jusqu’au Be-Bop, on pouvait tenter d’apprécier les virages brusques ou chacun prenait à son tour la tête du peloton de cette course folle et furieuse, et finalement trouver peut-être une autre harmonie collective pas si éloignée de la polyphonie de La Nouvelle-Orléans qu’on aurait pu le croire, étendue jusqu’aux bruits, craquements et dissonances de la révolte noire des années 60s.

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On ne pouvait honnêtement rendre hommage à Albert Ayler sans rallumer ce feu qui l’animait, ni ne faire que brûler encore ce qu’il avait déjà réduit en cendres. Il fallait allumer d’autres feux, avec la même passion et la même liberté, faire feu de tous bois, celui du Rock et d’une guitare, ou d’un autre répertoire. Il est rassurant finalement qu’après l’esclavage et la ségrégation, le premier cri qu’a pu pousser la génération d’Albert Ayler après l’obtention des Droits Civiques fut un cri de révolte toujours réprimé qui enfin éclate de toute sa violence, et non sans une certaine joie libératrice assumant enfin son origine Africaine. Cela prouve que même opprimé pendant des générations, la fierté et la résistance d’un peuple n’est pas soluble dans le silence qu’on lui impose. Le plus étonnant pour moi est qu’ils reprennent à ce point tout le passé du Jazz, que leur révolte ait autant de mémoire, même par flashs bientôt brouillés dans le magma de l’improvisation, offrant en un sens cette liberté à la tradition du Jazz qui en était privée par la ségrégation, l’assumant, se la réappropriant, la remettant au goût du jour d'un même geste, et la rendant à notre époque pour les plus jeunes, les plus âgés appréciant le clind’œil de la référence comme un repère-éclair au milieu des improvisations débridées.

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Jean Daniel BURKHARDT