Le pianiste Swing Jean-Michel Delune était né dans la région parisienne il y a une soixantaine d’années, trop tôt pour avoir connu Boris Vian au « Tabou », assez tôt cependant pour avoir pu assister aux derniers feux de la vie du Jazz de St Germain Des Prés dans les années 50s/60s, et avoir chiné auprés d’un musicien-disquaire ses premiers disques de Jazz , , assez aussi pour avoir entendu de ses oreilles quelques-uns de ces héros noirs comme Memphis Slim (que les Strasbourgeois pouvaient entendre aussi au « Kibitz », où mon père croisa même Johnny Halliday pendant son service militaire en Allemagne), avoir connu parmi les pionniers antillais du Jazz Parisien du Malesherbes Club le saxophoniste Robert Mavounzy ou le pianiste André Persiani, qui joua à son mariage, assez pour avoir vu, enfin, disait-il, le violoniste Stéphane Grappelly jouer au piano (ce qui est plus rare) du Fats Waller (immense pianiste stride et amuseur public des années 30s, seul élève connu de James P. Johnson pour l’avoir ébloui par sa version de son « Carolina Shout »). Mais sa grande culture s’était faite par le disque, remontant à de rares 78 tours des années 20s de Louis Armstrong ou Fats Waller pour lesquels il fallait une platine spéciale et passant par des « Voice Of America » d’après-guerre qu’il ne put peut-être jamais écouter, car ceux-ci avaient une taille toutes les platines : vinyles, Disques compacts, même s’il préférait l’émotion des microsillons, son appartement renfermait des trésors musicaux Jazz et Classique qu’il lui est arrivé de me faire entendre parfois, également des images en cassettes vidéos (il m’avait fait découvrir le magnifique « Jammin’The Blues » de Gjon Milli avec Lester Young et l’orchestre de Count Basie et «Stormy Weather » avec Fats Waller et Cab Calloway, l’un des premiers films à montrer les noirs à leur avantage), et même une vidéo, m’avait-il dit, d’un concert de la première formation d’Irakere , avec Paquito D’Rivera au saxophone et Arturo Sandoval à la trompette, premier groupe cubain électrique annonçant la salsa, ce qui dénote une curiosité qui m’étonna sur le coup, car je suis sûr qu’il devait détester leur musique, puis était passé au DVD du festival de Jazz de Montreux, et s’était mis récemment à Internet.

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Il aimait, en plus du pianiste de La Nouvelle-Orléans Jelly Roll Morton qui était avec Louis Armstrong son lien principal avec le style New Orleans des débuts du Jazz, tous les styles pianistiques du Jazz, du boogie-woogie (style pianistique accompagnant les chanteuses datant, d’après lui, de 1886 selon certaines partitions, et qui fut pompé par le rock’n’roll blanc) et de « stride », style pianistique oublié des années 20s où s’illustra James P. Johnson, ainsi nommé (stride signifie « enjambée », pour les enjambées d’une main sur l’autre entre la pompe et la main soliste) aux expériences inversées de Milton Buckner, à Jaki Byard, réconciliant toute l’histoire du jazz du stride au free, aux premiers Thélonious Monk et Bud Powell, « quand ils jouaient encore stride », mais goûtait assez peu le bebop et tout ce qui s’ensuivit. Il se disait « amoureux des chanteuses » et pianistes qui m’étaitent inconnues, comme Valaïda Snow, l’une des rares trompettistes femmes, ou tout un groupe de chanteuses et musiciennes, et plus proche de nous, mais poussait des hauts cris quand je les comparais à Janis Joplin, aimait parmi les vivantes Spanky Wilson, ne détestait pas Diana Krall et m’avait fait découvrir Susie Arioli, mais n’était jamais tombé sous le charme de la clone vocale de Billie Holiday, Madeleine Peyroux, dont j’appréciais au moins « Careless Love ». Il défendait presque exclusivement le Swing des années 30s/40s, celui de Billie Holiday, dont un portrait avec gardénia à l’aquarelle, peint par un artiste de ses amis ornant l’un de ses murs, et de son pianiste Teddy Wilson (son préféré, dont il avait l’intégrale en « Classics »), de Count Basie et Lester Young et de toute la tradition de Kansas City (le pianiste Sammy Price et le barman puis chanteur Big Joe Turner) de ces années où cette ville échappa pour un temps à la crise de 1929, grâce à son maire, le plus grand gangster de la ville, Thomas J Pendergast, soutenant Bennie Moten pour le rachat des Blue Devils de Walter Page où se trouvait déjà Count Basie, ville où Charlie Parker passa son enfance dans une vie musicale de Jam Sessions non stop, où le roi du saxophone Coleman Hawkins sefit laminer par un Lester Young encore inconnu. Mais l’homme préférait la musique à ses histoires. Jean-Michel Delune était l’une des rares personnes qu’il m’ait été donné de connaître à s’être intéressé au pianiste boogie-woogie et chanteur de Kansas City Jay Mc Shann au-delà de l’anecdote des débuts enregistrés de Charlie Parker dans son orchestre, et ceci bien avant le film que Clint Eastwood lui consacra. Sa passion exclusive pour le swing l’avait quelque peu coupé de toute l’évolution du jazz après les années 50s, et il pardonnait même à Hugues Panassié (pionnier de la critique de jazz en France, mais qui après- guerre fut la tête de turc des tenants du jazz moderne et du bebop comme Boris Vian pour considérer que Charlie Parker et Miles Davis ce n’étaient pas du Jazz) en m’expliquant que « quand on a été élevé au lait du boogie-woogie, on ne peut pas aimer le bop ». Je lui pardonnais ses prises de position en le considérant comme un monument de ce Jazz Swing des années 30/40s qu’il était l’un des seuls à défendre encore. On ne demande pas non plus à une statue grecque antique d’avoir la modernité d’un tableau surréaliste. Et son combat pour cette musique était, devant l’indifférence générale, envers et contre tous, presque révolutionnaire par sa radicalité, m’a dit un amateur de Jazz local. Après tout il était comme né trop tard, juste assez pour voir sa musique pillée par le Rock’N’Roll et le Jazz-Rock sous peine de disparaître, ses dernières idoles mourir, leur style tomber dans l’oubli avec Lester derrière les saxophonistes post-Parkeriens, post-Coltraniens. Son caractère bougon, râleur, était à la mesure de sa frustration, de sa passion, et faisait partie intégrante du personnage. Après tout son cher Jelly Roll Morton s’était bien auto-proclamé « inventeur du Jazz » ! Personnellement, il avait installé la scène du « Piano Bar » (dernier club de Jazz de Strasbourg jusqu’à sa fermeture) avant de s’en voir refuser l’entrée parce qu’il faisait « de la musique de vieux ». Il avait vu sa musique, le Jazz Swing, péricliter et se corrompre, jusqu’à en être le dernier représentant local, les engagements se réduire comme peau de chagrin avec le délitement de la scène vivante locale et je comprenais son amertume, sans partager sa radicalité, mais saluais son intégrité musicale et son dévouement à sa cause.

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Il était arrivé à Strasbourg pour faire ses études de commerce à l’IECS (43ème promotion), où il devait revenir en 1999 enregistrer avec ses « Young Swingers »son unique disque officiel à ma connaissance à la soirée de gala célébrant son 80ème anniversaire. Après avoir été représentant pour une grande marque de pianos, il était devenu publicitaire, puis n’avait voulu se consacrer qu’à la musique. En 1987, il avait formé son groupe, avec des musiciens de jazz locaux plus jeunes que lui mais rompus aux arcanes du swing, ce qui est de plus en plus rare.

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Quand j’étais arrivé à Strasbourg, en 1989, j’allais à tous les concerts de Jazz annoncés dans les journaux, et la plupart du temps, y trouvais, quelque soit l’endroit, Old Papy (nom de scène revendiqué par Jean-Michel Delune, l’ancrant avec humour dans ce passé qu’il adorait) et ses « Young Swingers »: Michel Vies au saxophone ténor, le plus Lesterien de la région, méritait cet accompagnement à la Count Basie, Pierre Firer à la contrebasse et Martial Muller qui m’a toujours fait penser physiquement à Claude Nougaro mais musicalement capable à la fois de jouer swing et de partir en bombes bop dans ses solos comme son idole Shelly Manne, Eric Soum à la guitare électrique, capable de traits à la Jimmy Rainey ou Gourley et de rythmiques afro-cubaines « tuk tuk » sur les frets pour les tempos latinos, comme Ray Crawford chez Ahmad Jamal ou plus tard Tal Farlow dont il se réclamait davantage, et pour finir Cécile Bonacina dans le rôle de l’électron libre, jeune saxophoniste alto, soprano, piccolo ou baryton, dynamitant l’ensemble par ses solos bop, hard bop ou free, qui inspiraient à Michel Vies des hochements de tête désespérés comme s’il se demandait pourquoi ils s’acharnaient à construire des improvisations taillées au cordeau alors qu’elle y arrivait tout aussi bien comme cela. J’ai de bons souvenirs au « Griot », club fermé depuis de leurs "Rendez-vous du Swing" avec cette formation.

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A cette période de gloire locale, Old Papy et ses « Young Swingers » avaient même leurs entrés à France 3 Alsace, où ils accompagnaient l’émission « Rund’Um » de leur musique, ce qui lui permit d’annoncer la mort de Teddy Wilson à l’antenne et de rencontrer Jean D’Ormesson qui cherchait dans sa mémoire immense un air de jazz entendu dans un film et reconnut dès les premières mesures « As Tears Go By » joué et chanté par le pianiste noir Dooley Wilson dans le film de Michael Curtiz « Casablanca », avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Devant mon étonnement, il prétendit que son intuition était purement générationnelle, vu l’âge de Jean D’Ormesson. Ce n’est qu’après 2000 que je fis enfin personnellement la connaissance de Jean-Michel Delune, grâce à Patrick Genet, chanteur de chanson française et accordéoniste diatonique de musette qu’il avait accompagné sur « Solitude » à un concours de chant à Schiltigheim. Lors d’un des derniers concerts de Patrick Genet à la Krutenau, Jean-Michel Delune finit par monter sur scène malgré lui l’accompagner sur un titre sous les cris du public scandant son nom : « Old Papy ! ». Cécile Bonacina étant partie enseigner la musique à Tahiti, d’après Delune, il avait pris dans son groupe une chanteuse américaine domiciliée à Strasbourg, Janice Lee et ils s’étaient produits avec ses « Young Swingers » à l’IECS où ils avaient enregistré un disque. Il avait, disait-il, inauguré des émissions de Jazz sur « Radio Nuée Bleue ». J’ai eu le plaisir de recevoir Jean-Michel Delune à Radio Judaïca deux ou trois fois, où il ne cessait de se plaindre à l’antenne du peu de cas que faisaient les pouvoirs publics de sa musique, le Jazz swing, surtout quand il avait apprenait que Catherine Tasca, alors ministre de la Culture, venait d’inaugurer « un festival de RRRRRap » (chaque r rugissant valant son quintal de mépris au point que c’en était comique). Hors-antenne, il s’accusait d’avoir encore lâché son « venin ». Il amenait des disques inconnus, Pat Flowers improvisant sur du Jean Sebastien Bach dès les années 30s, comme quoi Jacques Loussier n’avait rien inventé… Quand il croisa le responsable de la musique classique, tout aussi passionné par son sujet que lui, ce ne furent que congratulations réciproques, qui seraient devenues épiques si l’heure de l’émission n’était pas arrivée.

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Pendant ses années d’étudiant, Jean Michel Delune s’ennuyait le dimanche après-midi. Il chercha à remédier au problème en organisant « Les Dimanches Du Swing » au Pub D’austerlitz, tous les dimanches, tournant avec sa formation sur la base d’un trio (où le contrebassiste Francis Fellinger avait remplacé Pierre Firer) avec soliste à tour de rôle la chanteuse Janice Lee, le saxophoniste Michel Vies, le guitariste Eric Soum et le jeune trompettiste Eric Theiller , entre Miles Davis et Chet Baker, le trompettiste Léon Terjanian poussant jusqu’à Clifford Brown, tous les dimanches après-midis. Quand Michel Vies et Eric Theiller croisaient le fer et les riffs, cela prenait un côté très West Coast. On se serait cru entre Chet Baker et Stan Getz au Lighthouse de Los Angeles, ou d’après Chet , « le dimanche après-midi on jammait, un type arrivait de la plage en maillot de bain, serviette sur l’épaule, et était encore là à la fermeture à l’aube du lundi matin », avec la plage en moins. Leur spécialité était les standards désuets, les blues low-down à tempos lents qui allongeaient les heures. Evidemment il se trouvait toujours des imprudents pour danser le rock plutôt que le jitterbug sur ses boogie-woogies endiablés et pour le féliciter pour ce « rock’n’roll », à quoi il bougonnait sa diatribe habituelle contre le pillage du boogie par le rock. Parfois l’orchestre s’aventurait sur des tempos plus rapides, latins ou bossas. Lorsque je le félicitais de cette ouverture, il rétorquait, « non, c’est du swing, la musique afro-cubaine tue le jazz avec la salsa ». Et à la fin, « The Cute », composé par Neal Hefti pour l’orchestre de Count Basie, que je n’ai jamais entendu par personne d’autre qu’eux, était le bis obligé, immuable et attendu où Martial Muler se lâchait dans des breaks et solos furieusement bop, compliment qu’Old Papy refusait encore: «non c’est pas du bop, c’est du Neal Hefti pour Count Basie, c’est du swing !».

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Aux beaux jours, le premier dimanche de juillet, Michel Vies, qui enseigne à l’Ecole de Musique de Cronembourg, invitait Old Papy & The Young Swingers à jouer sur la place de l’eglise St Florent jusqu’à la tombée de la nuit. Lors de la dernière édition, le trompettiste Pierre Lambolley , habitué du groupe Dixie Land « Les Célestins » (anciens compagnons de Jean Michel Delune à « L’Ange d’Or » dont les lustres subirent bien souvent les assauts du tuba, avant que Jean-Michel ne vienne annoncer avec humour « le trombone est en coulisse ») était venu jouer du New-Orleans avec Old Papy. La section rythmique prenait toute sa dimension d’ « all-strasbourgeoise rythm-section », comme celle de Count Basie était « l’all american rythm section ». Tous ses musiciens étaient là avec leurs propres groupes, Eric Soum avec « Isonga », Michel Vies et son quartet jouant du Jazz Hard Bop à la Sonny Rollins, autant d’extensions de sa musique dont bien entendu il reniait l’authenticité Jazzistique au nom du sacro-saint Swing, avant de prouver le contraire par l’action, en partageant le dernier avec la très solaire Cécile Solin scattant sur des standards à la manière libre d’une Flora Purrim. Lors de notre dernier entretien téléphonique, alors que je lui annonçai une émission sur Benny Carter, il me dit attendre avec impatience la retraite, début 2008, où il ne serait plus tenu de courir les engagements. Il me proposait un nouveau sujet : « Le Rock’N’Roll n’a rien inventé!», du pur Old Papy en perspective, boogie-woogie à tous les étages! Amoureux de la vie, de la bonne chère, des bons vins et du Jazz, il est décédé chez luid’une embolie pulmonaire le 30 novembre dernier. Gageons qu’il est plus heureux là-haut, au Paradis des Jazzmen, à jammer avec Jelly Roll Morton, Billie Holiday, Count Basie, Teddy Wilson et Lester Young, dont il pourra enfin faire la connaissance après les avoir aimés, interprétés et joués toute sa vie.

Jean Daniel BURKHARDT

PS: Pour les amateurs de Jazz Strasbourgeois, un hommage musical sera rendu à Old Papy par ses Young Swingers le 18 décembre au Pub D'austerlitz qu'il affectionnait et dont il avait fait les beaux Dimanches du Swing. Pour toute la toile web, ceux qui voudraient entendre sa musique (il n'était connu que localement) peuvent écouter mon émission Jazzology du Jeudi 20 décembre prochain, entre 21 et 22 h, sur "www.judaicastrasbourg.com". J'y passerai de larges extraits de ses concerts à l'IECS (son seul disque officiel), au Pub d'Austerlitz et aux "Terrasses de l'Europe", ainsi qu'un instrumental extrait de sa première venue à "Radio Judaïca" dans mon émission et peut-être quelques piques dont il avait le secret issues de la même émission de 2000 ou 2001.

Pour les amateurs, mon émission de Jazz de ce jeudi 21 janvier à 21 h sur "judaïcastrasbourg.com" sera consacrée aux racines noires du Rock'N'Roll: Blues, Boogie-Woogie, Rythm'N'Blues, dans la ligne "Le Rock'N'Roll n'a rien inventé!" prescrite par Jean-Michel Delune lors de notre dernier entretien téléphonique.