Pour le premier concert de Jazz la saison, le Cheval Blanc de Schiltigheim invitait le contrebassiste Drew Gress et ses musiciens, tous bien connus des amateurs de scène Jazz New Yorkaise actuelle: on a pu entendre l'aîné, le saxophoniste Tim Berne dans "The Little Trumpet", conte musical de Stefan F Winter relatant la lutte des instruments contre les machines, Drew Gress a fait partie avec le trompettiste Ralph Alessi des ensembles du pianiste Uri Caine reprenant de manière trés originale (en Jazzs tous styles, Klezmer, Electro, Salsa, Tango ou Bossa Nova) les "Goldberg Variations" de Jean Sebastien Bach, puis plus récemment le répertoire Mozartien, et ont joué avec le pianiste Craig Taborn (qui a commencé avec le saxophoniste James Carter) sur "Lucidarium" du saxophoniste Steve Coleman. Le batteur Tom Rainey a joué avec Drew Gress dans "Apparitions" de Tony Malaby en 2004 et avec Craig Taborn dans "Prezens" de David Tom en 2007. Leur précédent disque ensemble "7 Black Butterflies" est plus difficile à trouver en France et donc moins connu, comme leur dernier "The Irrationnal Number" paru cette année.

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Cependant, malgré leur glorieux palmarès tant individuellement qu'ensemble, le Jazz étant une musique de liberté et d'improvisation, il était intéressant de les voir ensemble, sans être bridés par l'esthétique exigeante des classiques, même revisités par Uri Caine, ou celle très spirituelle des projets de Steve Coleman. Si leurs activités de sidemen leurs permettent de survivre et d'avancer dans le métier, on peut comprendre qu'ils jouent plus librement avec des musiciens de leur génération ayant des conceptions pareilles aux leurs et leur laissant donc beaucoup de liberté dans leurs interprétations, tout en respectant le thème composé, et plus encore à la tête de leurs propres formations...

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On dénotait donc plus de liberté dans le jeu collectif,rappelant par ses références la période modale (la dernière de vrai Jazz avant son passage à l'électrique) de Miles Davis avec son second quintette (Herbie Hancock piano, Wayne Shorter saxophone, Ron Carter contrebasse et Tony Williams batterie) et "Nefertiti", dernier disque accoustique ou Miles semblait si ennuyé par le Jazz accoustique qu'il répète toujours le même gimmick sur le premier titre, créant une impression d'immobilité apparente habitée et bruissant d'improvisations discrètes, laissant les improvisations à ses collègues, dans la ballade "By Far", ou la liberté "harmolodique" d'Ornette Coleman tirant le Bop vers le Free Jazz dans son premier disque "Somethin' Else" dans la première ballade. Grâce à cette liberté , chacun peut réagir par son solo au solo précédent, avec Tom Rainey dans le rôle du dynamiteur rythmique pouvant aussi rassembler le groupe par la base imperturbable de son "tinkty boum" (pieds constamment sur les pédales actionnant la caisse claire et la cymbale charleston, comme en apesanteurdans le monde du rythme). Le plus étonnant est que ces libertés individuelles arrivent à créer un son de groupe dans les ensembles et fonds sonores et également s'exprimer librement, et vice versa, ce qui demande à la fois cohésion et mise en place indispensables à ces deux aspects de l'air jazzystique, qui en font à la fois le mystère et la beauté: être libre mais ensemble, ensemble mais libres, ce qui semble irréconciliable et fait du jazz improvisé le plus bel exercice de démocratie musicale.

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"Your Favourite Kind", sur leur dernier disque, en est un bon exemple, joué en live avec des sonorités un rien mariachi ou klezmer dans la trompette de Ralph Alessi, soutenu par les rythmiques latines aux bringuebalantes cymbales de Tom Rainey, suivi par les riffs du saxophone de Tim Berne, à la fois proche et en contrepoint, avant un solo virtuose d'apogiatures expertes et apparemment désordonnées de Craig Taborn sautillant d'un bout à l'autre de son piano avec furie, tandis que Drew Gress, leader mais le plus discret, le plus à l'écoute, au service des autres, tricote dans ses cordes ou maintient le soutien walking bass (même sur le disque, il ne semble s'arroger l'introduction que du titre "Mas Relief") sur les tapotements obsessionnels de la batterie, aussi capable de sortir du lot pour lancer des bombes (breaks de batterie désolidarisés de son seul rôle rythmique éclos avec le Be Bop).

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On a parfois l'impression d'assister à la musique en train de se faire, comme si chacun des musiciens détenait une voix de ce qui formera au final, collectivement, la mélodie complète les réconciliant toutes. Le miracle se produit quand ces voix différentes dans leur complexité se rejoignent dans une harmonie limpide, presqu'enfantine, que rêvait Jack Kerouac dans "Sur La Route": "Quelque chose en sortirait. Il y a toujours autre chose, un ailleurs-c'est sans fin. Ils cherchèrent pour trouver de nouvelles phrases après les explorations de Shearing; ils essayèrent vraiment. Ils se contorsionnaient, se tordaient et soufflaient. Et soudain un cri d'une claire hamonie leur donnait de nouvelles suggestions d'un nouveau thème, qui serait un jour l'unique thème au monde et élèverait les âmes des hommes à la joie. Ils le trouvaient, le perdaient, se colletaient avec, le retrouvaient, riaient et gémissaient- et Dean leur disait d'y aller, d'y aller, d'y aller." Pour montrer qu'ils pouvaient aussi jouer d'un Jazz plus proche de la tradition, le Bis fut consacré à un titre rappelant presque les "stomp" des années 20s/30s, mêlé de Hard Bop tirant vers le Free Jazz.

Jean Daniel BURKHARDT