Baptiste Trotignon est un pianiste de Jazz français qui commença par le violon à 6 ans, le piano à 9, puis obtint des prix de compositions au conservatoire de Nantes. En 1994, il joue du piano et comme acteur dans « Le Nouveau Monde » d’Alain Corneau, et s’installe à Paris l’année suivante, où il jamme dans clubs. En 1998, il monte un trio avec Tony Rabeson à la batterie et Clovis Nicolas, dont le premier album « Fluide » en 2001 reçoit un prix « Découverte », puis le prix du Concours Martial Solal (qui le considère comme le meilleur de sa génération »), enregistre en Solo, puis codirige un quartet avec le saxophoniste Israëlien David El-Malek en 2005.

Trotignon_2001.jpg

Pour son dernier album « Share », il alterne trio (avec le contrebassiste Néo-Zélandais Matt Penman et Otis Brown III à la batterie) et quintette avec deux souffleurs invités, le magnifique trompettiste Tom Harrel (le seul a incarner aujourd’hui le mystère et la fragilité, la magie d’un Chet Baker) et le plus West-Coast des saxophonistes noirs actuels, Mark Turner Cependant c’est avec une autre section rythmique américaine qu’il se présentait pour la première fois sur la scène de Pôle Sud avec Thomas Bramerie (contrebassiste français expatrié à New-York qu’on a pu entendre sur « Deep In A Dream » de Pierrick Pedron) et Nasheet Waits, casquette vissée sur le crâne (le batteur du trio « Bandwagon » de Jason Moran).

Trotignon_Fool_Time.jpg

Le concert commence avec « Shadow of a doubt », composition du second album live avec El-Malek, « Fool Time ». Trotignon apprécie les titres ambigus n’enfermant pas la réception de la musique pas dans une émotion particulière, et celui-ci est un hommage à Hitchcock (« L’ombre d’un doute » de 1943). L’attitude de Trotignon rappelle celle de Bill Evans, courbé sur le piano, visage parallèle au clavier, mais sans les lunettes et la raie sur le côté qui la rendaient rébarbative chez ce dernier.

Trotignon_Evans_2.jpg

Nasheet Waits suit aux balais sur les cymbales et d’un rythme à deux temps permanent sur la pédale de la grosse caisse. Il semble d’emblée plus fin, moins abrupt qu’avec Jason Moran.

Trotignon_waits_wagon.jpg

Suit « Grey », composition du dernier disque « Share », qui commence un peu comme « Blue In Green » de Bill Evans, pianiste du « Kind Of Blue » de Miles Davis qui se l’attribua, mais plus rapide et avec une ferveur orientale servie par les roulements drum’n’bass de Nasheet Waits, puis la ballade la plus "peacefull" du disque, «Peace » .

Trotignon_Share.jpg

Le concert se poursuit avec une reprise de la chanson «Say it ain’t so, Joe » de Murray Head, qui contrairement à ce que la douceur envoûtante de la mélodie pourrait laisser croire, n’est pas une chanson–paillasson d’amoureux éconduit (« ne me dis pas » -que tu vas me quitter), mais une critique acerbe des mensonges de Richard Nixon après l’affaire du Water Gate (« Ne me dis pas » que tu nous a pas tous menti!) où la batterie se fait plus africaine avec des baguettes ouatées, puis Trotignon fait se lever le tempo à la Keith Jarrett sur la basse.

Trotignon_scene.jpg

Il a le don propre au Jazz de dynamiter les reprises en les laissant reconnaissable. Mais il s’intéresse au Rock plus contemporain, citant aussi « Time To Pretend » d’ MGMT dans « Mon Ange ».

Trotignon_studio.jpg

Il continue avec des reprises plus Jazz, comme « Thélonious » de Sphere Monk, dont Trotignon apprécie les medium ballads. La batterie à explosions de Nasheet Waits y fait merveille dans les effets jetés, les ras, toute la batterie Bop moderne inaugurée aux côtés de Thelonious Monk par ses deux batteurs Max Roach et Art Blakey selon son adage révélé à Steve Lacy pour jouer sa musique « Make the drummer sound good » (fais bien sonner le batteur). Trotignon y intercale des petis riffs d’ « A Love Supreme » de Coltrane qui remplaça Sonny Rollins chez Monk après que Monk ait vu Miles le frapper en coulisses et en profita pour décrocher cold turkey pour comprendre sa musique compliquée, puis quelques motifs de son protégé Bud Powell, des ralentis amenant au solo de basse de Thomas Bramerie et finit sur « Little Rootie Tootie ».

Trotignon_NB.jpg

Trotignon enchaîne sur « The Man I Love », standard de George Guershwing, avec des traits légers et latins de “The surrey with the fringe on top" dans la version d’Ahmad Jamal, intercale « Why Do I Love You ». Nasheet Waits montre sur le final qu’il fait partie des quelques batteurs solistes à pouvoir reproduire seul avec son seul instrument jouer toute la mélodie d’un standard (comme j’ai vu le faire un jour par Daniel Humair sur « Goodbye Pork Pie Hat » avec Charlie Mariano) Les deux terminent par la tonnerre rythmique de Waits déchaînant des tsunamis de touches sur l’ivoire de Trotignon.

Trotignon_waits_batterie_couleurs.jpg

Ils terminent cette série de standards par une magnifique ballade de l’aller-ego pianistique de Duke Ellington, Billy Strayhorn , « Bloodcount » que je ne crois connaître que dans la version posthume de Duke sur « And his mother called him bill » avec les anches de velours de Ben Webster, puis Paul Gonsalves au ténor et Johnny Hodges à l’alto et les fonds sonores magnifiques de l’orchestre derrière eux, secret de Duke et Strayhorn, et des solistes d’exception de l’orchestre. Ici les basses sont assurées par Thomas Bramerie à la contrebasse avec le style magnifiquement chantant de Jimmy Blanton qui tint le poste de premier bassiste soliste chez Ellington dans les années 40s mais mourut prématurément de la tuberculose. La finesse du toucher de Trotignon sur l’ivoire remplace bien l’émotion plus intime du souffle sur l’anche, puis bifurque en Blues/Ragtime, crée une phrase de deux extraits de standards qui pourrait se résumer par « It ain’t necessarily so »… (They can’t) « Take that away from me» avec un décalage entre les deux voix de la mélodie qui rappelle l’orchestre complet d’Ellington (qui parfois jouait un autre thème que l’orchestre sans rien perdre de sa musicalité).

Trotignon_mains.jpg

Le concert se termine avec « Waiting », autre fausse medium ballad pop extraite de « Share » où Trotignon semble du regard à l’affût des cymbales de Waits et des cordes de Bramerie, évolue de plus en plus rythmé et latin sur la batterie afro et la cymbale charley en broken beat, de plus en plus fou, sautant comme Thélonious Monk sur son tabouret sur les battements libres de Waits en drum’n’bass puis de plus en plus rythmique et orientale au final martelé de plus en plus fort.

Trotignon_waits_charley.jpg

Le Bis commence très lent avec « First Song » sur les cymbales frétillantes et la basse grave, le tout d’une grande prestance, puis à nouveau de plus en plus rythmé, cataclysmique sur la batterie, puis se termine par un ralenti jusqu’au silence.

Trotignon_waits_aureole.jpg

Le dernier bis, «Red Light District », le thème le plus bop de « Share », commence avec des phrases très rapides à la Monk, longues comme les re-recordings de Lennie Tristano, puis cite des bouts de phrases bop d’ »Anthropology » jouées à la Bud Powell et du « Bernie’s tune », popularisé Gerry Mulligan et Chet Baker, auxquels d’ailleurs m’ont fait penser les chases Westcoast échangées par Tom Harrell et Mark Turner sur « Dexter » dans « Share ».

Trotignon_Dexter.jpg



Baptiste Trotignon s’est montré un pianiste de Jazz complet, cultivé dans ses citations mais reprenat les standards avec respect et originalité, bon compositeur passionné de jeu collectif et qui n’a pas peur de mouiller sa chemise à la suite de sa section rythmique, et qui au moins se fait plaisir, dépasse le côté uniquement romantique du piano Jazz, rappelle parfois les grands pianistes disparus, mais bifurque assez tôt pour ne pas nous laisser nous enfermer dans cette nostalgie, ce qui est la politesse des grands.

Jean Daniel BURKHARDT