« Rocking Chair » a sorti un disque éponyme en 2007 sur le label Chief Inspector, récompensé d’un Django D’Or. La formation est dirigée par Airelle Besson (trompette, bugle et violon) et Sylvain Rifflet (saxophones, flûtes et clarinettes), compositeurs de la plupart du répertoire, et qu’on a pu entendre ensemble dans « Le Grand Cube » d’Alban Darche, avec également ce 18 novembre Julien Omé (remplaçant à la scène Pierre Durand sur le disque), Guido Zorn (basse) et Nicolas Larmignat (batterie, membre avec Rifflet de la fanfare-pop « Rigolus et ses Rigolettes »), bref de jeunes musiciens issus de la seconde ou troisième génération Chief Inspector (si Médéric Collignon peut être considéré comme la première et Maxime Delpierre la seconde) cherchant leur voie propre, tout en succédant parfois à leurs estimés aînés (Christophe Monniot et Cie) dans de plus grandes formations comme « Le Sacre » (Du Tympan). Ainsi va encore, et c’est heureux, la vie du Jazz, renouvelant sa créativité d’une génération spontanée à l’autre, chacune apportant son lot d’invidualités à suivre réunies par le hasard, le goût ou les affinités électives en collectifs prometteurs avant de partir vers leurs propres aventures avec la reconnaissance.

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Le disque est porté par une énergie Rock qui parfois explose en « Tsunami », s’envole en « Fly Away », entre des paysages immobiles ou folkloriques, imaginaires ou orientaux (« Désert ») ou Balkaniques, et dénote d’un univers fascinant, riche et personnel. Cette Rocking Chair (fauteuil à bascule) n’est pas seulement faite pour le confort d’écoute immobile d’un doux balancement, mais à l’envers, comme la bicyclette renversée de la pochette, toutes roues dehors à force d’avoir trop roulé, trop vite et trop fort…

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Airelle Besson porte des lunettes et a ramené ses boucles en chignon derrière sa nuque, le guitariste Omé est chapeauté, Rifflet toujours à la fois classe et bohême, veste de velours élimée et pantalon orné d’un froissé indien très artistique. La batterie de Nicolas Larmignat est bardée de fils électroniques et un sac de jouets dans sa hotte à surprises, démarre sur un tempo fou, avec les beaux unissons de cuivres de « Boo Boo » qui ouvre l’album, rejoints par la guitare lancinante, plus acide, tremblotante. Airelle Besson prend le dernier chorus de trompette, puis la basse accompagne l’impro lente du saxo d’un archet saturé de rebonds intérieurs avec les cuivres comme en écho sur le crissement des cymbales sur des rythmes plus dramatiques que rythmiques, à contre-emploi, par vagues, mais la cohésion de ces éléments disparates dénote de la qualité mélodique des compositions de Besson et Rifflet.

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La guitare Rock est lente, soutient l’échappée du saxophone à la manière d’ « Olympic Gramofon » (groupe de studio éphémère ayant sorti ce disque en 1996, réédité par Label Bleu réunissant Julien Lourau, Cyril Atef, Eric Löhrer et Sébastien Martel aux guitares, Vincent Ségal au violoncelle et DJ Shalom au scratch, bientôt tous appelés par le succès vers d’autres aventures méritées par leur talent), puis la trompette. C’est l’esthétique libre, décloisonnée, électrique, éclectique et passionnée du label Chief Inspector. Pourtant c’est beau à pleurer quand ça joue à nouveau miraculeusement ensemble, de concert, trouvant des accords simultanés, dépassant la violence de la section rythmique quand la guitare se fait ambiante, à la Delpierre et la basse gouvernail, avant un final trompette / sax reprenant le thème dans toute son évidence harmonique.

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Rifflet fait office de présentateur : « C’est la première fois qu’on fait Rocking Chair à cheval». Avec cette joie enfantine de créer et d’inventer qui est la leur, le confort du fauteuil à bascule se fait cheval à bascule. C’est beau poétiquement comme formule. Suit « Chanson », une nouvelle composition. Eux aussi sont déjà dans leur prochain disque à venir, « à cheval » entre hier et demain, même si « Rocking Chair « date déjà de 2005 pour l’enregistrement.

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La guitare est aérienne, puis le tempo se fait drum’n’bass, où s’immiscent à s’y noyer ses dissonances électriques et celles, acoustiques, soufflées, outrées même, de la clarinette de Rifflet qui crie comme un oiseau s’envolant d’une chiquenaude d’épaule, faisant sourdine d’un genou (procédé déjà utilisé, d’après Hugues Panassié, par Coleman Hawkins, plus récemment par Laurent Dehors, Philippe Leclerc localement, ou Christophe Monniot) , puis s’élevant sur les deux pointes de pieds comme un oiseau en équilibre au bord de l’envol, part en Klezmer sur les coups de boutoir rock de la guitare et les ras des roulements de la batterie, puis se calme pour le final sur la guitare apaisée des échos électroniques de la pédale wah-wah.

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Le gros coup de boutoir de la batterie et riff Rock de la guitare contrastent dans le troisième titre avec la finesse et l’innocence enfantine d’un xylophone joué agenouillé part Rifflet et la trompette à sourdine au son de conque marine de Besson. C’est la guitare et les effets sonores de ses pédales qui gère le rôle ordinairement assigné au fender rhodes ou à l’ordi portable laptop dans le groupe sur scène. La batterie tribale se fait breakbeat sur un court appel de la trompette à la Miles du fond de son Bitches Brew, comme un cri, rejoint pour un unisson par le saxo de Rifflet à peine bouché d’un genou. Rifflet est appliqué dans la malice, malicieux dans l’application… Sur la guitare à nouveau Rock sur la batterie, Rifflet siffle en riffant, riffe en sifflant, chante ou pleure en jouant dans son sax, étirant de longues notes plaintives, bouleversantes, inventant une technique hybride entre le souffle, modulé en chant, poussé jusqu’au cri, à la manière d’un Albert Ayler ou d’un Joe Mc Phee. L’organique se fond avec le métal de l’outil, son souffle lui prête vie. L’innocence harmonique se modifie, s’allonge jusqu’à l’outrance, à l’excès du contemporain, à la dissonance assumée, justifiée par le geste. Sur la batterie Breakbeat, Rifflet module, ulule, ondule en Balkanique à la Julien Lourau, puis se balance bancal sur la guitare Rock d’un genou sur l’autre.

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La batterie de Larmignat est parfois inquiétante dans son étrangeté, puis sa technique festive se fait ethnique, rappelle parfois les percussions Africaines ou la Batucada du Brésilienne dans sa puissance sur les dissonances contrôlées du saxo soutenu par la basse montante, rejoint par la trompette en un unisson harmolodique Ornettien, puis s’échappe, rejointe par le saxophone, tous deux libres et complices à la fois, créant de leurs deux dissonances alliées une harmonie inouïe, étrange, sur fond de friture harmonique, plus qu’Ornette Colleman à la réflexion, car porté par l’énergie de la guitare Rock assumée dans ce climat inquiétant, à la manière de ces nouveaux guitaristes plus Rock-Jazz que Jazz-Rock (car peut-être dans cet ordre) comme Delpierre venus au Jazz PAR le Rock, mais soucieux de ne pas les fondre en un seul, de rester Rock en étant Jazz, comme les formations modernes le leur permettent. Être Rock DANS sa chair plus que sur sa chaise, dans un balancement perpétuel… Un Jazz-Rock assumé doublement plus que de concession à une mode comme dans les années 70s, ou une mode qu’ils créent si elle commence à exister. Omé reprend une deuxième vague de guitare plus Rock, plus courte mais emportant tout sur son passage, comme dans « Tsunami ». La clarinette basse de Rifflet explore les fonds sub-musicaux avec un air de périscope, avec la trompette d’Airelle Besson, toutes deux amplifiées, modifiées, ambiancées, par les effets des pédales au pied de la guitare et les petits coups lents de la batterie. La trompette d’Airelle Besson est atmosphérique, à la Truffaz, jouant elle aussi sur les allongements, ou jouée à son tour par les effets de la guitare. La clarinette dissone, étonne, détone, jouée de travers comme une baleine chante, dit-on, quand elle envoie son jet d’eau jusqu’au ciel, puis crie sur la cavalcade de la batterie. Larmignat sort soudain une sirène samplée à bulles, jouet qu’il promène le long du premier rang avec un sifflement suraigu, à la Minvielle-à-roue, en fait une « machine à bulles aléatoire » (Rifflet). Avec cette joie d’enfant et de découvreurs du feu, ils créent de nouveaux instruments recyclés pour de nouvelles fêtes, de nouveaux lieux, de nouveaux rêves, de nouvelles couleurs pour ce monde qui en a toujours et en aura toujours plus que jamais besoin à l’avenir pour conserver l’espoir et la lumière.

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Sur une ballade de la guitare, la trompette se fait sublime d’accord, d’écoute, d’entente et d’harmonie, même si le son est un rien faussé par la proximité du micro presque dans le pavillon, puis s’envole sur la batterie et la basse. Ce sont ces auteurs personnels et compositeurs inouïs qui donnent encore envie de croire au Jazz non pas d’il y a entre cent et trente ans, mais à celui possible encore en notre XXIème siècle, troisième millénaire, car pas encore figé dans une tradition quelle qu’elle soit, mais à inventer sous nos yeux. La trompette part sur la guitare, puis la grosse machine laptop, lancée sur un signal de Rifflet, qui prend un solo commençant cool, puis suivant la guitare sur le fil de la dissonance avec la trompette revenue en basse sur la batterie de plus en plus forte. Ils partent en une envolée collective Rock restant contemporaine par la recherche de formes nouvelles.

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«On fait des expériences, dit Rifflet, parfois ça marche, parfois ça marche pas, et vous en êtes les victimes consentantes ce soir. Là c’était un morceau du grand orchestre de Maria Schneider : «Hang Gliding ». Des hasards aux miracles de l’impro aux reprises du répertoire moderne, tel a toujours été le champ d’expérimentation du Jazz où il avance de génération en génération.

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Suit enfin « Tsunami ». ça commence fort sur la batterie, trompette et sax au vent. Quelque chose se trame dans le temps encore au beau fixe, côté guitare, quelque chose déjà d’inquiétant dans les riffs, dans la batterie drum’n’bass, les cuivres solo saxo sur la pédale des samples. Rifflet intercale un solo Balkanique à la Lourau avec des intervalles Klezmer graves / aigus, une envolée soudaine. Le calme revient, après cette première vague pendant le solo de trompette, creux de la vague, sur fond de clavier par Rifflet mais funèbre comme un orgue d’église, résonnant avec elle dans le silence, et brusquement arrive la deuxième vague de la guitare, plus courte mais plus forte, qui détruit ce qui tenait encore debout, puis le silence, terrible.

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Guido Zorn accorde sa contrebasse sur le chant de Rifflet, peut-être différemment, pour trouver dans ses cordes des nuances plus ethniques de kora, shamisen ou koto, avant la trompette et la clarinette, lentes et séparées, d’un côté et de l’autre de la scène, puis la basse, soudain violente, slappée, presque à en arracher les cordes. Nicolas Larmignat joue des percussions en collier autour de son cou, préparant un nouveau dispositif : une cymbale en équilibre, des clochettes et des bouteilles d’eau, soudain déclenché à contretemps pendant la reprise du thème en un unisson lent, avant un joli solo d’Airelle Besson à la Mexicaine Mariachi desperada, et un retour de la clarinette terminant ce « morceau sans titre », créé sur place.

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«ça se vend super bien les disques (ricane Rifflet en ces temps de crise). J’ai vendu 2000 disques, puis on est parti pour une grande tournée en Amérique Centrale, et vu qu’on aime pas le tourisme, on a travaillé dans la seule Université publique et d’extrême gauche d’Antigua (Guatemala). Il y avait écrit sur le mur « ESTUDIO, TRABAJO, E FFUSIL » ( ETUDES, TRAVAIL ET FUSIL)». Malgré le cynisme du début, ça fait plaisir à voir, de jeunes musiciens - voyageurs, citoyens du monde et qui partent à sa découverte, heureux de l’être quoique conscients de ses problèmes, au moins inspirés par lui et curieux de lui, et pas juste par leur ethno-centrisme. La trompette débute, lente avec le laptop à la flûte ou au saxo. Le thème prend forme peu à peu, un élément après l’autre y trouvant sa place, formant une mélodie en puzzle avec des échos dans les fins de phrases. Puis le saxo vient à l’unisson de la trompette, qui maintient le cap quand il prend son solo. Puis soudain la guitare se fait militaire sous la trompette fanfare et la batterie breakbeat / drum’n’bass pour une fin électro.

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Suit un Quiz : « Où est né Carlos Gardel ? » J’ai répondu à Toulouse, même s’il n’y resta pas longtemps, et grandit en Argentine, d’où le chanteur de Tango reviendra avec le succès que l’on sait en France, et gagnai en conséquence le disque « Rocking Chair » à la volée.

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Ce quiz annonçait un autre titre latino-américain, inspiré cette fois par le Lac Titicaca, au Mexique : clarinette timide et trompette en embuscade de fausse fanfare, solo de clarinette porté par le rythme de la guitare et la trompette dans une ambiance étrange, puis la trompette suit la mélodie sur la guitare sur la guitare électro légère et le concert se termine.

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Bref, la vitalité, le talent de compositeurs et d’improvisateurs de cette jeune formation qui a la bougeotte à tous les sens du terme nous a remis du baume au cœur pour l’avenir du Jazz. Avec, la relève est assurée, et promet d’être passionnante…

Jean Daniel BURKHARDT