En deuxième partie, après Zéroklub, on pouvait entendre à La Salamandre ce 12 juin la chanteuse Jazz/Soul Sandra Nkake. Multiculturelle, elle est née au Cameroun mais vit à Paris. Sidewoman, elle est entrée dans les groupes de Julien Lourau après sa rencontre avec DJ Shalom (on peut l’entendre dans les chœurs de « Messieurs les anglais, tirez les premiers» sur son album «Fire & Forget») et a également travaillé avec Gérald Toto, Melvin Van Peeble, Shalark et China. Artiste à plusieurs facettes, elle aussi actrice, et en live, se révèle une véritable bête de scène.

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Prenant possession de la scène et du public elle le salue jusqu’aux plus éloignés «là-bas, là-bas, là-bas» avec volubilité et gourmandise, comme on se hèle en plein désert aussi. Elle est accompagnée d’une guitare, d’une basse, d’un clavier et d’une batterie. Physiquement, son teint d’ébène, sa classe et sa coupe de cheveux très courte pourraient faire penser à Grace Jones, sans la dureté masculine de celle-ci. Peut-être pour l’occasion, elle semble s’être maquillée une Salamandre descendant de son œil vers sa joue gauche, et est enroulée dans des linges blancs d’Afrique. Ses yeux sont clairs et lumineux. Elle change souvent de tête sur les vidéos, les photos, crâne rasé, cheveux courts, sous un chèche afro, aussi inclassable stylistiquement que libre vocalement, insaisissable, «pas dans le cadre» dit-elle en se déhanchant gracieusement, jouant des épaules comme pour échapper encore à celui imaginaire de notre vision, à un cadre mouvant qui voudrait faire d’elle le centre de sa cible. Comédienne, elle utilise cette présence physique dans sa mobilité scénique.

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Dès la première chanson, elle se révèle une grand Soul woman aux vocaux répétés en chœur par ses musiciens comme au temps du doo-wop, se pâme sur la syncope, part en scat « Bababa ». Didier Cambrouze est à la guitare et aux chœurs, Guillaume Farley à la basse et aux choeurs. Sauf qu’avec une chanteuse pareille, ce sont ses musiciens qui font les choristes derrière elle, irrésistiblement contaminés par sa Soul communicative, comme s’ils en devenaient eux aussi, naturellement, les porte-paroles en écho, les instruments.

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A la fois comique et passionnée, Sandra Nkake semble rassembler en elle toute la palette des émotions féminines, comme, dans un style tout à fait différent, Elis Regina. C’est une Soul qui reviendrait de l’Afrique «Yeah Yeah Yeah». Pourquoi chante-t-elle en anglais ? lui demande-t-on souvent : « Parce que, Parce, que Parce que, c’est comme ça », répond-elle en concert, ou ailleurs, par pudeur, parce que ses chansons en français sont encore «une souffrance non-digérée » qu’elle ne veut pas donner au public encore, et bien sûr pour la musique anglo-saxonne que lui faisait entendre sa mère.

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L’Afrique n’est pas dans la musique, mais à l’esprit, dans sa nostalgie, quand elle soupire « Oh How I Miss My Land, The Cameroon». Par sa grâce aussi, féline quand elle part en scat, séduit son bassiste et le public, avec ses histoires de don toujours, «Take A Little», comme chantait Otis Redding dans « The Glory Of Love », «You Make Me Feela », puis part soudain en Funk, libérant une force énorme, éruptive, émotionnelle, rassemblant dans ses personnages toutes les femmes.

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Elle a encore une fraîcheur, une souplesse, une folie, une liberté que perdent souvent les chanteuses dans leur obstination à être elles-mêmes, en s’enfermant dans des choix en oubliant d’être plurielles, ou à être originale jusqu’à en être parfois sombre, comme Mina Agossi qui m’a déçue sur scène. Ses vocalises en oooh se posent comme des oiseaux sur les cordes synthétiques du clavier. C’est la puissance tribale de l’Afrique qui vient libérer la Soul, le Funk et jusqu’au Rock de leurs frontières en les mêlant par le scat : elle est Ethno-Jazz, Ethno-Soul, réinjecte la ferveur des musiques traditionnelles dans ces musiques urbaines, inventant sa Great Black Music à elle, au pluriel.

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Parfois elle se fait mouche tsétsé, « tststs » sur la batterie, reprenant un titre d’une chanteuse qu’elle adore, «No I ain’t gonna love you », croise l’énergie du Hip-Hop, mais avec la soul, venant de l’âme, pas que de la violence et de la rue, puis bifurque vers un groove ethnique déchaîné, «That’s why I love you » sur une rythmique funk aux clameurs groovy, y trouvant une voix très aigue, presque enfantine, pas encore fixée dans la raideur des habitudes. Suit un solo de guitare Rock 70ies qui se finit en trash, s’envole en blues sur les ras de la batterie. Elle chante dans cette décharge de puissance, Soul Sister vibrante et live, naturelle, sans imitatrice connue parce que profondément elle-même.

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Le secret est dans la chanson « Stay True To Yourself », sur un rythme Reggae, « Only Believing », dans la foi du Gospel dans ce qu’il a de plus Africain, dans les vocalises pygmées, incarné en elle : rester fidèle à ce qu’elle est, venant de l’Afrique mais formée au Jazz et à la Soul, au Funk, capable d’incursions rythmiques caraïbes et de violences Rock, avec la liberté de mouvement dans la richesse de cet univers, de ces influences, d’Elis Regina.

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Elle remercie le public comme individuellement, «you, you, you, you», comme si elle leur prêchait sa soul avec la ferveur des églises noires. Le guitariste répond par une déflagration Rock, à laquelle s’allie sa puissance Funk Soul James Brownienne. Son Reggae a de la Soul, ce qui est rare, peut-être Toots & The Maytals ou les premiers Wailers sur Studio One produits par Coxsone Dodd, quelques Skatalites, puis est poussé « higher, higher », « waiting higher, higher »: de la Soul avec l’Afrique en fond sonore, et la Jamaïque dans son rythme, puis elle s’anime, danse « ooooh yyes », d’une voix aigue, free au sens propre du terme, de liberté totale. C’est une chanteuse Soul d’aujourd’hui, c'est-à-dire inventant sa propre originalité, plus humaine, donnée au public, une émotion en mouvement démultipliée par ses réactions.

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Elle reste seule sur scène, alors qu’on la sait déjà capable de tout, éveille notre curiosité, avec le seul soutien d’un sampler pour jouer en duo/solo avec elle-même, et part dans des percussions buccales cliquetantes Xhosa à la Myriam Makèba dans «Click Song»: « tstststs ». Puis elle étonne tout le monde en reprenant « La Mauvaise Réputation » de Georges Brassens. On a connu la reprise Espagnole par Paco Ibanez, la reprise alter-mondialiste en reggae/ska de Sinsemilia. Mais là c’est la première version par une femme, à ma connaissance, et venue d’Afrique, double différence qui fait bien réfléchir : féministe et antiraciste : différence d’être une femme, d’être noire, et finalement simplement d’être soi artistiquement. Ça paraît si limpide, si légitime, que j’ai du mal à comprendre que personne n’y ait pensé avant, mais je suis content que ce soit elle, avec cette gravité soul dans l’intro, entrecoupé de vocalises pygmées, puis parfois ce tranchant de la révolte au faîte de la contestation du texte quand elle parle des autres: «sauf les muets ça va de soi», et rappelle qu’elle « est toujours d’actualité », oui d’une actualité brûlante, dans cette version féminine, noire, et simplement Nkakienne. Elle y trouve un sens plus large, dépassant le simple antimilitarisme protégeant le vol contre la propriété de Brassens, accueille toutes les différences du monde.

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Le sampler est un RC 50, mais dit-elle, c’est l’une des premières fois qu’elle l’utilise, frappe dans ses mains sur trois temps pour le rythme, les vocaux pygmées pour fond sonore, sur lesquels elle se fait conteuse africaine de l’histoire d’une «petite fille», et finit avec cette voix d’enfance par dire que son album « Mansaadi» « n’est pas encore sorti, et la vérité sort toujours de la bouche des enfants!», avec le retour de ses musiciens.

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Elle chante « What’s Going’On », mais pas celle de Marvin Gaye, elle est au-delà, post-standard, post Soul, Rock ou Reggae, juste elle-même, frôle même le dub de Lee Scratch Perry dans ses vocalises et continue en scat Afro.

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A nouveau avec la joie et la gourmandise d’une fillette devant un jouet, elle saute en l’air sur place devant la batterie, baguettes en mains, alors que le batteur lui cède la place pour un numéro de joué/rythmé/chanté, un peu à la manière de Léon Parker avec ses percussions corporelles, puis désamorce l’exercice d’un « j’fais la maligne», faussement crâneuse. «Cause I don’t believe in fairy tales», avec la guitare wah wah funky, elle passe à la batterie « just for fun », juste pour s’amuser. Au moins est-elle encore dans l’impro, à essayer des choses, à s’amuser, et c’est sa vie, « gonna live my life», voix gaie, aigue puis grave. Et elle le livre au public : «Ce métier, c’est tellement bon de le partager de le partager, ça permet de continuer à croire».

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Suit « Happy», sa chanson peut-être la plus riche en influences diverses, puisqu’elle commence Soul, la dépasse par le scat, trouve la force rythmique du Hip Hop, puis part presque en violence Rock sur la guitare, avec même dans certaines versions les soufflets d’un accordéon musette voletant avec les moineaux de Paris jusqu’aux Balkans dans son geste. Là, époustouflante de naturel, elle danse, concilie cette enfance de l’art encore dans sa folie gazouillante grandissant sous nos yeux en cette maturité déjà d’une chanteuse Soul en pleine possession de ses moyens, tour à tour grave, désinvolte, exaltée, jamais dans le connu, toujours dans l’inouï, alliant la sagesse de l’éléphant et la liberté de la puce, avec la grâce du flamand rose dans ses envolées d’amazone libre au cri suraigu. Elle a quelque chose dans la liberté de la «vocalese», dans ses ralentis, d’un Kurt Elling, qu’il a perdu après « Tanya Jean».

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En bis, elle nous offre un gospel libre avec le groupe « I like the way you walk » à fin parodique et une pensée pour Booster, qui joue plusieurs instruments mais est absent ce soir. Après être passée par le Hip Groov’ Hop et le grain de Soul des crooneuses, le grain se fait de « folie intense», s’enfuit en gazelle, s’envole en oiseau jusqu’au ciel des aigues, puis redescend accroupie sur la terre. Il est rare qu’avant le premier album, avec cette folie de tout se permettre et d’être ouverte à tout, on puisse voir ces chanteuses live à Strasbourg, peut-être moins dans les clubs Parisiens, plus encore qu’elles aient DEJA cette maîtrise en gardant ENCORE cette folie. L’album sortira cette année et s’appellera «Mansaadi», et Sandra Nkake est une nouvelle chanteuse Soul Jazz plus que prometteuse.

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On pouvait enfin finir la soirée au «Living Room», où les DJ Léa Lisa de Lyon et Kerry Chandler de New York jouaient jusqu’au petit matin. Kerry Chandler passe une House aux vocaux Soulfull, et me disais-je, doit bien aimer le saxophone, puisque tous les morceaux en comportent.

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Mais, fendant la foule compacte, j’aperçois soudain une rutilance cuivrée qui m’attire comme le soleil : LE SAXO EST LIVE !!!. C’est Fabrice Lauer dans la place, saxophoniste de Steppah Huntah. Kerry Chandler joue aussi d’un clavier Korg, puis chante d’une belle voix Soul, joue VRAIMENT avec le saxo comme seul un DJ vrai musicien peut le faire, diffuse son message positif : « Get off, Get On, Get Out, Get In, Get Over». Je discute avec Fabrice : ça n'amènerait rien, un nouveau Bird, je sais. Et comme il dit, "il jouerait de peut-être de la techno aujourd'hui, et il nous enfoncerait tous facile!" Concernant Bird, Julio Cortazar lui fait dire en effet, dans "L'homme à l'affût": Cette note, je l'ai déjà jouée demain!": être tout sauf lui, parce que c'est stopper sa couse, ne plus chercher, ne plus jouer: être Coltrane 10 ans avant! Et Coltrane qui vire son super quartette pour ne pas s’installer. Que feraient-ils aujourd'hui?

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Le patron du lieu s’inquiète de l’heure tardive, mais a « choisi d’écouter Kerry », entre dans la danse en slammant sur la situation, demandant à Fabrice Lauer d’exprimer son angoisse et son excitation par son instrument.

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Pour ma part, je suis allé voir Tal stef, DJ organisateur du festival, et lui ai fait un compliment immense: "Tu vas finir par faire de moi peu à peu un mec heureux de vivre au XXIème siècle!", et je le pensais, pris par l’émotion de voir cette grande communauté des musiciens miraculeusement encore possible, grâce à la fusion d’un DJ et d’un saxophone. Après un scratche époustouflant à deux platines et le premier disque de Kerry Chandler « qui avait une copine qui aimait la house music mais est morte assassinnée.», le Living Room ferma à 6 h du matin. Sans conteste, la soirée la plus riche en surprises du festival.

Jean Daniel BURKHARDT