Voici tout d’abord l’épique viatique qui invitait à ce concert à l’Artichaut :

« L'histoire se passe à Amiens. Un maître du jazz-funk ayant fui les Etats Unis est assassiné par son rival. Splinter, qui a appris à jouer du Fender Rhodes en l'observant, se réfugie dans les égouts. Il y recueille 4 bébés musiciens tombés là par accident. Exposés à une substance radioactive étrangement funky, les musiciens mutent et se changent en putois. Splinter enseignera alors à chacun la maîtrise d'un instrument dans l'espoir affiché d'en faire une formation de Jazz-funk odorante. Il enseigne à Davidello l'art du Fender Rhodes, tranchant comme une lame de rasoir, à Kennyello la maîtrise de la Jazz Bass, claquante comme une matraque, à Raphaëlo les techniques des saxophone alto, soprano, de la clarinette basse, cinglants comme des étoiles de Ninja, et à Joslinello les secrets du break improbable, percutant comme la foudre... Ainsi naîtra le groupe Funky Skunk ! »

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On est en pleine Héroïc Fantasy Archéo-Généalo-Spatiale, je vous le concède, d’autant que ce texte était de la plume des intéressés, repris par la rédactrice du programme de cette petite salle de la Grand’Rue à Strasbourg, où l’on peut boire un verre de vin ou de bière et se restaurer dans une ambiance de taverne chaleureuse d’antan, et dotée d’un caveau bondé les grands soirs et chauffé jusqu’à l’étuve tant par les musiciens que par le public qui s’y presse à tous les sens du terme, aux Jam-Sessions Trad’ ou Jazz, Concerts Pièces de Théâtre ou Expositions. L’espace est exigu mais fait penser à d’autres mythiques comme « Le Caméléon », Rue St André Des Arts, où d’après Daniel Humair, le violoniste soliste Jean-Luc Ponty était pratiquement à quelques centimètres du public, presque sur les genoux des premiers rangs. Indices préalables : Amiens, en Picardie, héberge depuis les années 90s l’un des plus passionnants labels de Jazz récent, « Label Bleu», ayant enregistré au «Studio Gil Evans» et fait jouer à «La Maison De La Culture d’Amiens» Henri Texier, Daniel Humair ou Michel Portal pour les pionniers du Free français, puis le saxophoniste Julien Lourau|C)) de ses débuts à la tête de son « Groove Gang» à son sublime « The Rise » et son pianiste Yougoslave Bojan Zulfikarpasiç, entre d’innombrables autres (200 disques publiés à ce jour). Terreau prometteur donc, du Jazz et de ses dérivés les plus Funkys.

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Deuxième indice : «Funky » à tous les sens successifs du terme, de l’insulte blanche raciste de la fin de la XIXème siècle des blancs évoquant l’odeur fantasmée des Noirs, mélange de musique, de sueur, de sexe, de violence et de danses héritées de l’Afrique:« Funky ». Ce terme, colporté par les bluesmen itinérants jouant pour la danse dans les fermes, fut repris et assumé fièrement dans les années 50s par des musiciens du « Hard Bop » : Horace Silver, avec son "Opus De Funk" ou Art Blakey et l’écurie « Blue Note », créant un Jazz par des noirs, pour les noirs, remettant au goût du jour les rythmiques du Gospel et du Rythm’N’Blues, que les blancs leur avaient pris sous le nom de Rock’N’Roll, enfin le Funk tel que nous le connaissons depuis son Godfather James Brown dans les années 60s. Eddie Harris après des débuts « Hard Bop Funky » électrifia son saxophone en 1963, suivi dans les années 70s par des Jazzmen « funkys » électrisés avec Miles Davis aux coupes de cheveux afro dignes des Jackson Five (regardez-moi Herbie Hancock période « Headhunters » !) créant les grandes heures du Jazz-Rock, Funk ou tout simplement Fusion.

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Troisième indice : « Skunk » : putois en anglais (comme l’ami « Fleur » de Bambi), animal puant s’il en est, déjà utilisé par les Brecker Brothers dans une de leurs compositions « Some Skunk Funk », reprise peu avant la Mort de Michael Brecker : Du Funk puant de chez puant, comme un putois! "Funky Skunk" est aussi le titre d'une composition de Fred Wesley, musicien de Jazz qui fit sa carrière Funk chez James Brown.

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Fréquemment déçu par de telles annonces, j’y allais, m’attendant à de la gentille fusion Jazz Funk jouée à la sauce approximative actuelle, voire Hard ou Rock, probablement basé sur l’électricité guitaristique saturée de larsens bruitistes ou une basse à la Red Hot Chili Pepper, mais très loin des bonnes vibrations de mes héros de la Fusion des 70ies.

Mais dès mon arrivée Grand’Rue, les amplis extérieurs devaient me rassurer, crachant déjà une musique extraordinaire, plus perceptible par son énergie que par sa musicalité. J’arrive dans le caveau surchauffé à blanc par la foule et la musique.

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Un fender rhodes superposé entre deux autres claviers joue à la Herbie Hancock période Headhunters, propulsé par une batterie métronomique et une basse groovante. Ils diffusent des samples d’extraits de dialogues de films. Le saxophoniste Raphaël Dumont est assis.

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Suit «2,5 L Turbo Injection » introduit par la basse, avant une entrée en scène du saxophoniste, à l’alto, criant à la Eddie Harris dans le col de sa chemise à fleurs pelle-à-tarte fleurant bon les souvenirs imaginaires et fantasmés des 70ies. Le bassiste est ch'nor'américain, Kenny Ruby. Au saxophone soprano, le saxophoniste se fait plus Breckerien, chantant avec un son mouvant, suivi par le public qui tape dans ses mains en mesure en soutenant ses riffs ravageurs. Puis le saxophone se fait plus mélodique, nimbé des nappes du clavier, sur la basse avançant groovy et les ras de la batterie de Jocelyn Soler.

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A cette énergie succède la décontraction du claviériste et Monsieur Loyal comique, David Monet : « Qu’est-ce qu’on pourrait vous jouer ? » et un autre titre toujours très comique «Soif De Slip» (ils ont aussi joué "Arnac La Poste" (c'est quelque part en France, et ils ont joué ce titre à Beauvais avec le groupe d'Electro Funk'N'Roll Srasbourgeois Enneri Blaka, titre sur leur "My Space")), qui débute par des claviers très « Blaxploitation» et se poursuit par un solo de saxophone groovy mais mélodique de l’alto à la Macéo Parker période James Brown (au sein des JB's et « You can have Watergate, but gimme some bucks and I’ll be straight !», qui se poursuit dans des harmonies magnifiques que prolongent les résonances des claviers de plus en plus cristallins pour accompagner la belle voix soul du claviériste, épousée par le saxophone sur un tempo de lente ballade.

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Ce funk a décidément les qualités mélodiques du Jazz et l’énergie collective dans l’improvisation d’un vrai son de groupe. Chacun y a sa place : les claviers font rêver l’âme à des espaces inconnus, tandis que les autres font danser les pieds, la basse groove étant « les jambes » de la musique, la batterie fait claquer des talons, sur le sol rythmique et changeant de ses roulements, sous le soleil brûlant d’un éclat tellurique des cymbales.

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Dans le titre suivant, après un début très Blaxploitation David Monet montre sa voix dans les aigues entre Stevie Wonder et Jamiroquai (qui n’a fait que moderniser efficacement ses découvertes de «Songs In The Key Of Life») avec le saxophone en contrechant. Les sons que Monet tire du clavier supérieurs sont hallucinants, avec de ces échos qui avaient fini par séduire Miles puis Herbie dans ce qu’il prenait pour un «toy » (jouet), puis chante en changeant sa voix à l’aide du clavier par un « vocoder » (dont il avoue maîtriser sur les voyelles et la phrases style « Love You Mama », plus que les « t ») mais aux sons moins synthétiques que Joe Zawinul, pionnier de l’instrument chez Weather Report, dans ses derniers enregistrements comme « Café Andalucia ».

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Le titre suivant est introduit par des dialogues parodiques des films années 50s des Robins Des Bois : à la femme qui demande «Aime-moi tendre, Aime-moi bien », une voix à la Jean Gabin envoyant les crétins tourner sans s’arrêter en orbite dans « Le Pacha » (avec une apparition de Gainsbourg engoncé dans un improbable caban, inventant le rythme Breakbeat dans son "Requiem Pour un Con") répond «Ben moi si tu continues comme ça, j’ vais’ t’ botter l’ cul!». Et le titre s’appelle « Salut Chérie ! » Quelques douceurs 70ies font penser après les samples féminins à un thème à l’érotisme désuet, puis le clavier cause sur le cinglement des cymbales et solo du saxo, nous nimbant dans une voie lactée, rêveries dont nous tirent ses «Come On !» Fin du premier Set. Il fait chaud et soif dans le caveau. Le temps aussi pour moi de me faufiler à contre-courant vers les claviers, cachés à ma vue par un poteau, pour identifier celui produisant les sonorités les plus étranges: un MOOG, pionnier des synthétiseurs.

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Le pianiste Sun Râ fut le premier à utiliser le MOOG dans le Jazz, en sortant des sons spatiaux servant sa théorie selon laquelle le peuple Noir serait des extra-terrestres descendus du Mars pour apporter la sagesse d’une civilisation plus évoluée à l’humanité. Il en tenait pour preuve la construction des Pyramides d’Egypte par certains Pharaons qui auraient été…noirs, et leur emprunterait ses costumes de scène de la coiffe de Toutankhamon à ses capes serties d’éblouissantes étoiles. Il va sans dire que l’humanité les ait bien mal payés de retour…

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D’ailleurs c’est sur Mars que nous transporte « Funky Skunk » à leur retour sur scène, avec des extraits samplés de « Total Recall » (le film le moins ridicule dans lequel ait joué Arnold Schwartzenegger ?) : « Tu te casses sur Mars… Si je ne me trompes pas tu as une serviette humide autour de la tête.». Une autre composition fera la part belle au « Convecteur Temporel » avec des samples du Doc de « Retour Vers Le Futur».

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Le concert se terminera en « dancefloor », la batterie se faisant drum’n’bass et la basse disco.

Suivra en bis une ballade magnifique, "Vurangoo" à la clarinette basse, à la Portal à Minnéapolis.

Le disque de « Funky Skunk » (5 titres et une jolie pochette de L.A.A.M où le doberman chercheur de « Lycos » auréolé d’étoiles se trouve au premier plan d’un explorateur en jean et bottes contemplant le Taj Mahal sous les anneaux de Saturne, tandis qu’au verso, un extraterrestre rose style Casimir un peu sadiqueest largué dans un paysage Martien par une soucoupe volante Millénium Condor Star Wars assortie!) est sorti sur le label autoproduit de musiques électroniques «ikoz».

Jean Daniel BURKHARDT