Sophie Alour est non pas un mais UNE jeune saxophoniste française, Sophie Alour, ce qui est plus rare et d’autant plus charmant, vu que les femmes dans le jazz sont la plupart du temps chanteuses, parfois pianiste, voire clarinettiste, mais rarement saxophonistes, et que la parité est très loin d’être respectée dans ce domaine. Elle vient de sortir son deuxième album « Uncaged » et a la rage rugissante et la tendresse d’une lionne sortant de la cage des conventions du Jazz, accompagnée par un quartet à l’énergie Rock Electrique.

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Sophie Alour est née à Quimper le 24 décembre 1974, choisit à treize ans tout d’abord la clarinette entendue dans « Pierre Et Le Loup », puis entend un saxophone dans les couloirs du Conservatoire, mais attendra dix-neuf ans et sa venue à Paris pour en jouer. Grâce à un ami de ses parents, elle connaissait cependant Dexter Gordon, Stan Getz et le quintette de Miles Davis avec Coltrane.

A Paris, elle entre au CIM en 1995 et enchaîne par des séances solitaires dans le placard de sa chambre, puis des concerts dans des restaurants et la cave vide du Magnetic Terrasse où on la laisse jouer. En 1997, elle rejoint un Big Band de Salsa féminin, les « Rumbananas », avec lesquelles elle joue quatre ans sur la chaîne Comédie.

En 98, elle rejoint l’atelier de Lionel Belmondo à l’IACP, y rencontre Dominique Mandin, avec le quel elle forme le «Vintage Orchestra » et Stéphane Belmondo. Elle a fait également partie du Big Band de Christophe Dal Sasso qui lui a beaucoup apporté dans l’écriture.

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Ce sont donc ses expériences et rencontres musicales et ses choix qui l’ont formée et ont fait d’elle ce qu’elle est, ce qui est normal, mais l’est hélas de moins en moins de nos jours. En 2003, elle fait partie de la photo de Jazz Magazine réunissant la « Nouvelle vague» des jeunes musiciens prometteurs (la seule femme avec la chanteuse Mina Agossi). Lors de l’interview, comme héros musicien, elle choisit le saxophoniste Hard Bop Joe Henderson.

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Son meilleur souvenir est d’avoir joué avec l’organiste Rhoda Scott à Jazz A Vienne en 2004, sur le saxophone de Jim Tomlinson (saxophoniste de Stacey Kent), le sien ne fonctionnant plus, et avec le big band de Dal Sasso au Parc Floral.

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En 2005, l’échéance de la trentaine lui donne envie de poser ses premières marques par un disque. Après une maquette avec Hugo Lippi, ce sera « Insulaire », déjà apprécié par la critique, mais album de Hard Bop encore assez conventionnel dans les clous de la tradition du Jazz, dont elle compose 8 titres/10.

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Elle sort son deuxième album « Uncaged » en 2007, plus encagée par aucune tradition, accompagnée par Laurent Coq, piano et fender rhodes, Yon Zelnik contrebasse et Karl Jannuszka batterie, invités à jouer à ses côtés en club, et avec lesquels elle trouve de suite une cohésion fusionnelle de groupe, avec Sébastien Martel (ancien membre de l’éphémère « Olympic Gramofon » avec Julien Lourau et Cyril Atef) à la guitare comme élément perturbateur, qui fut responsable de son virage électrique quand, pour se libérer du Jazz, elle n’écouta que du rock pendant un an, s’immergeant dans les effets et pédales de distorsion et saturation.

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Elle arrive sur scène vêtue d’une robe à fleurs cellulaires et d’un gilet noir sur des sandales de bois, très printanière, avec Laurent Coq, Karl Januszka et Yon Zelnik. Le concert commence par une composition de Laurent Coq, «Sparkling Water », où le fender rhodes déroule sur deux niveaux des vagues de sonorités liquides et groovantes sur la batterie plus drum’n’bass que sur l’album, où elle semble prise sur un tempo plus caraïbe, et la basse toute en rebond où vient s’immiscer le saxophone de Sophie Alour. Comme sur l’album à la construction soignée évoluant en douceur d’un thème à l’autre, ces compositions de ces collègues lui vont à merveille, semblant prolonger les siennes, la servir autant qu’elle s’y épanouit, autre preuve de l’entente du groupe.Après ce saxophone déjà puissant, sa toute petite voix fait contraste par son humilité et son air souriant de ne pas y toucher avec humilité.

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Dans sa ballade «Nos Cendres», servie sur l’album par la guitare psychédélique et sinueuse de Sébastien Martel, le fender rhodes la remplace en introduction en usant de toutes ses résonances en écho et vibrations en wah-wah, répondant au souffle au commencement à vide puis s’élevant de plus en plus, en spirales Coltraniennes, jusqu’à l’envol rythmique surprenant, rebond soutenu par le clavier sur un rythme festif, entraînant et funky, indéfiniment latin, funky, entre Brésil, Cuba et Jamaïque, agissant comme un tremplin pour le saxophone, à la manière du saxophoniste Julien Lourau dans «The Rise», auquel elle fait penser par sa puissance et son utilisation de toutes les possibilités de l’instrument, des graves aux aigues, rythmiquement à contre-courant de la rythmique. Mais c’est là aussi que l’on comprend à quel point, comme chez Lourau, les disques, si passionnants qu’ils puissent être ne sont plus pour eux que des repères balisant un parcours, mais où les thèmes ne sont que des compositions en devenir, bases d’improvisations prétextes à de plus longs développements collectifs en concert, comme ils l’étaient déjà pour Lester Young ou Charlie Parker, formés à l’école des Jam-Sessions de Kansas City.

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Suit «Uncaged», titre éponyme et claque initiale ouvrant l’album sur une batterie groove lourde, très Rock et une basse slappée, inquiétante, un fender rhodes 70ies (les groupes de Jazz-Rock de Miles Davis) trafiqué au son énôôrme de saturations, d’échos et de tremblements, à la fois riche et aigre de distorsions, destroy, à la manière du pianiste Bojan Zulfikarpasiç qui a déposé le brevet du sien en l’appelant «Xénophone ». Le saxophone se nourrit de cette puissance électrique déjà utilisée par Eddie Harris au saxophone électrique qui passa du Hard Bop au Jazz-Rock, au Funk. Pourtant, pendant le solo, le fender rhodes semble retrouver une abyssale limpidité dans ses profondeurs vierges de toute distorsion. Le saxophone joue alors un rôle rythmique dans les sonorités les plus basses, puis s’engage dans une douce mais irrépressible montée, jusqu’à ce que l’orage de la batterie ne se déchaîne au final à nouveau autour de lui. Des barreaux restent des flammèches bleutées, comme celles de la pochette de l’album.

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Plus calme, «Comptine» de Sophie Alour, une ballade Coltranienne (à la manière de la seconde prise de « Like Sonny » sur « Coltrane Jazz »), où Laurent Coq retrouve son piano aux breaks orientalisants où elle devient furieusement hard-bop, à la Dexter Gordon aussi (« Song For Chan », ballade jouée dans le rôle, transposé pour un saxophoniste, de son ami le pianiste Bud Powell d’après le livre de son ami Parisien Francis Paudras, pour le film « Autour De Minuit» de Bertrand Tavernier) ou prenant dans ses nuances les plus douces celles d’un Stan Getz.

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Autre composition, « Addict», par contre, semble plus violente que sur le disque, Laurent Coq toujours au piano, plaquant des rythmes caraïbes sur une section rythmique bringuebalante, où prend un appui un saxophone en spirituelle Coltranienne violente.

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« Sadrak », étrange animal des profondeurs caraïbes, rappelant le « Snark » chassé par Lewis Carroll sans Alice, est une composition de Laurent Coq martelée au fender rhodes par son auteur avec le soutien de la batterie et du saxophone entre les roulements de celle-ci.

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« Haunted » est une suite de Sophie Alour en deux parties avec sur l’album le soutien de Sébastien Martel, à un saxophone tourmenté d’oiseaux tordus faisant penser à ceux de Coltrane dans « A Love Supreme » et ses derniers disques, mais auquel la section trythmique efficace donne l’assise nécessaire pour ne pas partir dans les étoiles en nous laissant sur terre, puis redescend avec la douceur bouleversante d’un Laurent Bardainne saxophoniste du très cinématographique trio « Limousine» (Chief Inspector), pour retrouver la déchirure d’un cri contrôlé dans le final qui sur le disque m’a presque fait pleurer.

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Le premier Bis est un duo saxophone - piano sur «Toulouse» de Claude Nougaro, peut-être pour « Alour » (elle est bretonne). Le souffle s’entend même à vide, à la Ben Webster, et l’on suit mentalement le long des spirales du saxophone cette promenade dans la ville rose du Capitole où le père de Nougaro, « ténor enroué », chanteur lyrique, était « en ce temps-là son seul chanteur de Blues », plongeant de «l’eau verte du canal du Midi», grimpant sur «la pincée de tuiles » des Minimes, et voyant y voler les avions de Blagnac. On pense au nègre blanc de notre Sud qui a su donner tant de poésie au Jazz et faire si bien swinguer notre langue.

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En second et dernier bis, tout le groupe revient proposer «un petit Wayne Shorter, arrangé par les soins de monsieur Laurent Coq», saxophoniste Hard-Bop funky chez Art Blakey et sous son nom sur le label «Blue Note» pour ce « Speak No Evil » de 1964 dont ils interprètent le titre éponyme, puis dans le second quintette mythique de Miles Davis (avec Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et Tony Williams à la batterie) et fera avec lui le saut dans le Jazz-Rock avant de former avec Joe Zawinul le groupe Weather Report où les rejoindra Jaco Pastorius, et est toujours en activité avec le pianiste Dafnis Prieto. Leur version est plus rapide et plus hachée que celle de Shorter, avec même des accords de salsa dans le solo de piano.

Sortie de la cage des genres musicaux en rugissant comme une lionne, Sophie Alour est aussi libre que sa musique, libre d’être Jazz, Rock ou Funk à sa guise, tour à tour, successivement ou tout à la fois, et refuse d’ailleurs de choisir pour ne pas s’imposer d’autres barrières. Elle a montré que tout en restant délicieusement féminine, elle pouvait en remontrer à beaucoup d’hommes pour ce qui était du saxophone, dans l’émotion, la puissance et la sensibilité… Des disques, des concerts comme celui-ci redonnent l’espoir que se retrouvent dans le Jazz toutes les musiques que l’on aime et qui firent vibrer à sa suite la planète jusqu’à la fin des années 70s, le Rock et le Funk, et le rendent plus accessibles, en lui prêtant la ferveur qui les anime. Sophie Alour en est bien consciente, qui invita le public «à aller aux concerts, et pas seulement de Jazz».

Jean Daniel BURKHARDT