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La Bulgarie est coincée entre l’Orient de l’Empire Ottoman qui l’a dominée durant cinq siècles et les traditions Slaves ou Tziganes de l’Est. Mais cela ne doit pas faire oublier l’ancienneté des cultures de cette région, qu’on appelait la Thrace dans l’antiquité. C’est là qu’on trouvait la florissante Cité de Byzance, là aussi, selon la légende, que le poète, chanteur et musicien Orphée descendit chercher sa bien-aimée Euridyce dans les Enfers, par un passage qu’on situerait dans les antres de la Grotte Trigradska.

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La musique Bulgare a beaucoup évolué depuis les vingt dernières années, du tube de Marcel Cellier « Le Mystère Des Voix Bulgares », se limitant aux ensembles vocaux féminins, aux orchestres de mariage dont la star le clarinettiste d’origine tzigane Turque Ivo Papazov, capable d’imiter sur son instrument la zurna turque ou la cornemuse, joue aussi bien à des mariages décalés les jours de semaine pour s’assurer sa présence et où se pressent deux cent personnes non invitées, que dans les festivals de Jazz les plus prestigieux à travers le monde, et dont l’album « Balkanology » a reçu les compliments de Frank Zappa lui-même dans un article.

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Lubenov_Veselina.jpg Lubenov_Orkestar_CD.jpg A 25 ans, l’accordéoniste Martin Lubenov fait partie de la jeune génération de musiciens bulgares qui n’ont plus honte de devenir musiciens de Jazz pour la liberté dans l’improvisation et la virtuosité, sans perdre néanmoins la spécificité rythmique et mélodique de la musique Bulgare, mais en y intégrant aussi des influences extérieures comme la Salsa ou le Tango. Il a fait ses études au Conservatoire de Sofia, puis de Vienne, avant de monter à Vienne son quartet de Jazz Balkanique le «Jazzta Prasta Band » composé de Nenad Vassilic à la contrebasse, Vladimir Karparov au saxophone et Ventsislav Radev à la batterie, et comme invité Pejo Peev à la gadulka, luth piriforme bulgare aux cordes sympathiques et d’enregistrer le disque « Veselina », récompensé par un « Austrian World-Music Price » en 2005 et signalé par le magazine britannique « Songlines », puis de revenir à Sofia plus récemment pour former son «Orkestar » avec Neno Iliev, un Tzigane, au chant et aux percussions (darbouka et peau de conga), Zhivko Stonatov à la clarinette, Nikolaï Antov à la guitare, Asan Radev à la trompette et au saxophone (absent au concert), Sebastien Thaler à la contrebasse et toujours Ventsislav Radev à la batterie. C’est avec cette formation qu’il se produisait ce vendredi 25 janvier à « Pôle Sud » pour leur première date en France.

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Le concert débute par «16/8 », composé pour le « Jazzta Prasta Band », montrant la complexité rythmique de la musique Bulgare en dépassant les 4/4 du Jazz classique par un rythme en 16/8, pris sur un tempo d’enfer par le clarinettiste Zhivko Stonatov, puis le jeune joueur de darbouka tzigane Neno Iliev dont la tête rappelle les influences remontant jusqu’au Rajasthan, en Inde, de ce peuple voyageur.

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Son origine Tzigane transparaît également dès qu’il chante debout le second titre, dans sa voix puissante et bouleversante, qui arrive à trembler dans les aïgues tout en gardant toute sa puissance et tenant la note, mais est encore claire et pas encore cassée comme souvent celles des chanteurs et chanteuses tziganes plus âgés, aussi entraînante dans les morceaux rythmés («Mi Romnori ») que bouleversante dans les ballades (« Dui Droma ») où la clarinette se fait presque pop, rappelant les succès de Goran Bregovic pour les films d’Emir Kusturica, tandis que l’accordéoniste Martin Lubenov cite un succès pop au détour d’une chanson, comme les critiques Jazz ou Traditionnels Bulgares reprochaient souvent à Ivo Papazov de le faire, pour le plus grand plaisir de son public bulgare populaire qui aimait ces citations émaillant ses improvisations de clins d’oeils qui leur rappellent des chansons qu’ils ont aimée.

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Ces musiciens ont abandonné les costumes traditionnels pour de simples costumes noirs, identiques à ceux de musiciens de Jazz d’où qu’ils viennent par commodité. Question couvre-chefs, Martin Lubenov porte un béret noir à la Che Guevara dont on ne voit pas l’étoile, et le batteur Ventsislav Radev, élément le plus « Jazz » du groupe mais capable aussi de rythmes plus exotiques, est en T-shirt avec une casquette comme celle des rappeurs.

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Ils ne sont plus seulement des musiciens bulgares traditionnels ou des musiciens de Jazz à l’américaine, mais peuvent aussi emprunter à d’autres musiques même très lointaines et les mélanger, comme le Tango sur un rythme de guitare reggae. Même la Salsa ne les effraie pas, devenant une gigantesque « descarga » (Jam-session à la cubaine) rythmique où chacun improvise tour à tour sur le titre « Salsa Yu », où l’accordéon prend dans l’introduction des accents de musette émouvants sur les rythmes exotiques de la guitare Jazz manouche (plutôt calme comme sur le disque « Vésélina », dont la version s’avère n’être qu’une base ébauchée, prétexte à improvisations scéniques) , avant que la clarinette ne fasse exploser tous les carcans de genres par un solo free libérateur modulant dans le style Balkanique comme le clarinettiste français Julien Lourau a appris à faire avec le pianiste Bojan Z(ulfikarpasiç), aux origines partiellement bulgares. Mais le morceau de choix est la joute rythmique entre les deux percussionnistes, qui rallonge l’improvisation d’une bonne moitié, relançant chacun des autres pour un autre solo dans une transe collective. Neno Iliev y alterne darbouka et un étrange instrument qui semble être la peau supérieure d’une conga sans le corps du tambour (mais tambour oriental « daf » posé sur trépied aurait un aspect similaire de loin). Le batteur Ventsislav Radev commence par assurer le soutien jazz avant d’entrer dans la danse après tous les autres pour un solo tellurique tout en restant exotique, utilisant même ses baguettes comme une paire de claves cubaines (petits bâtons de bois dur) pour assurer cette base rythmique de toute la musique cubaine et faire repartir toute l’improvisation pour un autre tour de piste, où l’accordéon de Lubenov se fait « squeeze-box » des gigues irlandaises, Radev utilisant ensuite ses cymbales pour produire les sonorités clapotantes d’un steel band (bidons de pétrole martelés dans les Caraïbes anglaises à Trinidad et Tobago) . Ce morceau fut en lui-même un festival de rythmes et d’improvisations entremêlés pour la plus grande joie du public, qui manifesta son plaisir en réclamant non pas un mais deux bis se terminant sur un air de mariage.

Bref, un concert de musiciens virtuoses prouvant que la musique Bulgare évolue bien au-delà de ses frontières géographiques, ce qui est plutôt encourageant pour l’avenir des musiques du mondes, si elle venait à faire école.

Jean Daniel BURKHARDT